L’enfer, c’est les autres
Ce moment où tout bascule, coincé, pris entre deux. À l’intérieur du restaurant, la musique diffusée par les enceintes semble justifier la comédie exagérée que jouent les deux serveurs, l’un s’agitant derrière le bar et l’autre en salle. Ils plaisantent ensemble sans qu’on parvienne à comprendre leurs sous-entendus, références à des films ou des musiques qu’ils partagent mais dont les convives sont exclus. Ils donnent l’impression d’avoir partagé une soirée en boite de nuit et d’enchaîner directement avec leur service au restaurant. Ils font la fête. La musique est assourdissante, mais la cacophonie monte d’un niveau lorsque, fenêtres grandes ouvertes à cause de la chaleur exceptionnelle aujourd’hui, des musiciens de rue ont investi le quai, juste en-dessous des fenêtres du restaurant. Leur spectacle de danse et d’acrobatie, accompagné d’une sélection très variée de musique, vient s’entrechoquer aux sons extérieurs du port, aux voix qui proviennent du quai, comme amplifiées, aux discussions enjouées des clients en train de manger autour de nous, avec la musique du restaurant. Si je devais décrire l’enfer, ce ne sont pas des images qui s’imposent à moi mais des bruits, une accumulation de bruits discordants. L’enfer, c’est la cacophonie.
Dans l’écho du miroir mes histoires miennes
Un mot flotte à l’intérieur d’un autre. La mécanique du réel. Je répète en boucle ces mots de crainte de les oublier. Il y en avait d’autres mais je ne parviens pas à les garder tous en mémoire. Une succession d’endormissements et de réveils. Des séquences de déplacement nocturne. Garder la cicatrice mais effacer son empreinte.
Pétales en plein vol
En déambulant dans les ruelles vallonnées entre Endoume et Malmousque, nous passons devant plusieurs des maisons que nous avons louées depuis une dizaine d’années à Marseille. Chaque maison louée lors de nos séjours a ses spécificités. Nous pourrions établir un parcours entre chacune d’elles en sillonnant à travers ces quartiers paisibles et charmants de Marseille à proximité de la mer. Les souvenirs refont surface sur le chemin. Dans l’une, on garde en mémoire l’impressionnant panorama sur la ville et la mer, dans une autre le calme de l’immense parc boisé privé, dans une autre la lumière si particulière, ou la vue sur les îles et les variations du temps sur la mer qui les entoure, ou la crique privée quelques étages en-dessous, ou l’aménagement des lieux qui donne l’impression d’être comme chez soi. Dans la maison où nous séjournons cette fois, ce que je retiens finalement ce sont les livres. Le propriétaire est un éditeur de livres de voyage. Disséminés dans les différents étages de la maison, dans tous les coins, les livres de sa maison d’édition mais aussi de très nombreux autres, livres photo, romans, dans le plus parfait désordre. Cette maison se transforme en tiers-lieux, nous y travaillons tout autant que nous y logeons. Je découvre ainsi Elle nage, de Marianne Apostolides (La Peuplade), La lune dans le puits, de François Beaune (Verticales) et relis la Correspondance new yorkaise, les absences du photographe, de Raymond Depardon et Alain Bergala (Cahiers du Cinéma).
Au plus profond de moi-même
La ville en chantier, dans la rue des trous, délimités sur les trottoirs par barrières et rubalises. Il faut se pencher au-dessus pour mesurer leur profondeur, la méticulosité avec laquelle cette fosse a été creusée, le sol évidé, excavé, foré en profondeur, ses parois rectilignes laissant apparaître les différentes strates géologiques du sous-sol. Parfois, il n’y a rien que de la terre ou du sable, quelques vieux papiers gras ou des mégots de cigarette qui trainent au fond, de la poussière qui s’envole et s’éparpille au moindre souffle de vent. On devine souvent des tuyaux de différentes couleurs, des câbles enfouis profondément qui filent sous terre. Sans qu’on sache vraiment ce qui a motivé cette fouille. À l’abandon. Formes d’empreinte creusant le manque.