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Du don des nues : des Visages des Figures #11

Dans le visage de cette jeune inconnue, masque d’adolescente aux yeux clos, dont on n’apprit jamais ce qui, du suicide, du meurtre ou de l’accident, l’avait précipité dans les eaux du canal de l’Ourcq, avant qu’on retrouve son cadavre flottant dans la Seine, les nombreuses copies du masque réalisées à l’initiative du médecin légiste qui fut frappé par sa beauté et sa ressemblance avec une Madone, moulage de son visage que l’on reproduisit ensuite en une multitude d’exemplaires au début du siècle, ce qui l’installa durablement en tant qu’ornement populaire, jusqu’à prendre la forme aux États-Unis, en 1960, d’un mannequin d’apprentissage des premiers secours, sous le nom de Rescue Annie, chacun peut reconnaître l’image d’une femme aimée, d’une sœur, d’une amante, ou d’une jeune fille, progressivement érigée en une figure poétique d’une inconnue à jamais perdue, noyée dans un instant d’un extrême bonheur, avec son sourire voilé qui froisse à peine les lèvres, étrangement vivant, tremblant.

Le visage de Resusci Anne est basée sur le masque mortuaire de l’Inconnue de la Seine

Lors d’un séjour à Paris, le poète allemand Rilke est frappé par la beauté du masque exposé dans la vitrine du mouleur Lorenzi, rue Racine. Il en fait le récit dans ses Carnets de Malte Laurids Brigge, publié quelques années plus tard : « Le mouleur devant la boutique duquel je passe tous les jours a accroché deux masques devant sa porte. Le visage de la jeune femme noyée que l’on moula à la morgue, parce qu’il était beau et parce qu’il souriait, parce qu’il souriait de façon si trompeuse, comme s’il savait. »

Louis Aragon avait demandé à Man Ray de réaliser des clichés sur le thème du masque, en vue de préparer la réédition d’Aurélien. Le photographe fit une quinzaine d’images représentant le masque devant un miroir, des photomontages, dont celui du visage de l’inconnue barré d’un bandeau portant des yeux ouverts. Dans le livre, la noyade dans la Seine est un thème obsédant, le personnage éponyme possède l’un de ces moulages qu’il présente à Bérénice, laquelle le lâche et le brise après avoir avoué qu’elle en est « horriblement jalouse. » Aurélien lui demande ensuite de faire réaliser le moulage de son propre visage. À la dernière page de l’épilogue, alors que Bérénice vient d’être touchée par des balles allemandes (on est en 1940) dans les bras d’Aurélien, le mythe revient clore le texte : « La main valide d’Aurélien lui redressa le visage. Elle avait les yeux à demi fermés, un sourire, le sourire de l’Inconnue de la Seine… les balles l’avaient traversée comme un grand sautoir de meurtre. »

Illustration pour le roman d’Aragon "Aurélien" par Man Ray (1944)

Hâtant de cette vie le dénouement, N’aimant rien sur terre, Toujours je regarde le masque blanc De ton visage sans vie.

Dans les cordes se mourant à l’infini J’entends la voix de ta beauté. Dans les foules blêmes des jeunes noyées Tu es plus blême et ensorcelante que toutes.

Au moins dans les sons reste avec moi ! Ton sort fut avare en bonheur, Alors réponds d’un posthume sourire moqueur De tes lèvres de gypse enchantées.

Paupières immobiles et bombées, Cils collés en épaisseur. Réponds ! A jamais, à jamais, vraiment ? Mais comme tu savais regarder !

Juvéniles épaules maigrichonnes, La croix noire du fichu de laine, Les réverbères, le vent, les nuages nocturnes, Le méchant fleuve pommelé d’obscurité.

Qui était-il, je t’en supplie, raconte, Ton séducteur mystérieux ? Du voisin le neveu frisotté - À la dent en or, et la cravate bariolée ?

Ou l’habitué des cieux étoilés, Ami de la bouteille, des dés et du billard, Lui aussi, maudit fêtard, Et rêveur ruiné comme moi ?

Et maintenant, de tout son corps tressaillant, Il est assis, comme moi, sur son lit, Dans le monde noir, déserté depuis longtemps, Et il regarde le masque blanc.

L’Inconnue de la Seine, Vladimir Nabokov – Berlin, 1934


Tout à coup, sans prévenir, une image me revient très nettement en mémoire en buvant mon thé, je mets quelques instants avant de comprendre qu’il s’agit en fait d’une séquence d’un rêve de la nuit précédente, à propos de statues dans la salle sombre d’un musée à San Francisco. Je m’attarde principalement sur les visages qui attirent mon attention. Les visages sculptés des statues anciennes, de styles et de tailles variés, avaient été modifiés par incrustation de visages modernes proches de masques au rendu réaliste. Dans mon rêve, j’étais fasciné par ces visages et leur aspect composite, en partie marbre et en plâtre. Comme si on avait tenté de réparer les absences de ces portraits, les trous, les vides, par l’ajout de compléments (comme les fantômes en bibliothèque indiquent l’absence d’un ouvrage dans leur rayonnage), mais au lieu d’être neutres, ces ajouts étaient incarnés, ils rappelaient leur visage d’un être vivant, masque mortuaire moulé sur le visage d’une personne morte récemment.

Le masque mortuaire pose la question de l’empreinte, de la trace, de l’indice. « Le visage humain n’a pas encore trouvé sa face, » écrivait Antonin Artaud. La vitesse n’est plus qu’une excuse pour éviter de pénétrer le cœur des choses. On ne sait pas où s’en va ce qui passe ni ce qui reste et comment se construisent nos demains. Je perçois sur son visage un brusque étonnement, comme si elle avait vu quelque chose d’inattendu, ressenti la brièveté du temps. Ce surcroît d’abîme que lui ajoutent les questions. Un exercice de ventriloquie : prêter sa voix, mais sans vouloir qu’on sache que que l’on parle. Jour blanc sur jour blanc jusqu’à ce qu’un vide se forme. L’attente d’un éclat, d’un éclair qui nous fait appréhender cette dimension d’humanité à venir. Je sens des vibrations qui parcourent le monde. Nous n’avons pas à nous soucier de ce que pensent les autres, nous ne collons pas avec eux. Surtout ne pas manquer de souffle. À quoi ça sert de remuer toutes ces vieilles histoires, sinon ?

Comment rendre la mort ? Elle ne répondit pas et ferma les yeux. [1] Non pas simplement représenter, mais la rendre sensible, la faire affleurer à la surface. Il la regardait : « Voilà… voilà… — murmura-t-il. — Nous vivons entourés de morts abstraites saturées d’une sens qui en elles s’abolit. Nous avons toujours tenté de domestiquer la mort en la contenant, en la niant. Le miracle s’opère, Bérénice… Tout le monde au monde peut vous voir ainsi, sauf vous. Sauf vous. Les stèles funéraires, les marbres, les ornements des sépultures ont été faits dans le matériau le plus durable, récit inscrit dans la pierre. Vous êtes alors sans défense. Vous avouez quelque chose que vous teniez caché. Un portrait ne nous dit pas « cette personne a été ». L’entreprise de rendre la mort, ne peut passer que par ce détour qui la nie. C’est la secrète Bérénice… L’image rend la mort en triomphant sur elle, plus justement sur son temps. Non, ne rouvrez pas vos beaux yeux noirs… restez comme cela, livrée. La photographie est plus près du masque mortuaire qui recueille un instant du dernier instant, l’ultime expression sur le visage, son « sourire tremblant mais plus résistant qu’un sourire de vivante » et l’éternise.

 [2]

[1Aurélien, Louis Aragon (1944)

[2L’Inconnue de la Seine, in L’Enfant de la haute mer, Jules Supervielle (1931)


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