Au lieu de créer une distance
J’avais entendu une de mes collègues en parler à la bibliothèque. Je n’ai pas réalisé tout de suite qu’il s’agissait de l’exposition dont nous avions vu des reproductions avec Nina sur le quai d’une station de la ligne 1, la semaine précédente. J’ai proposé à Caroline qu’on s’y rende. Un but de promenade. Partir sans réfléchir, sans penser à l’itinéraire qu’on va emprunter pour rejoindre la Maison européenne de la photographie et visiter l’exposition Science/Fiction — Une non-histoire des Plantes qui propose de retracer une histoire visuelle des plantes reliant l’art, la technologie et la science du XIXe siècle à nos jours. L’allure de notre marche est rythmée. On improvise l’itinéraire au fil des rues avant de se rendre compte qu’on s’éloigne de notre destination. On bifurque progressivement pour tenter de retrouver la bonne direction. Retomber sur nos pieds en empruntant un raccourci par biais progressifs. On avance en zigzagant, notre parcours prenant des airs de marches d’escalier.
Ce qui nous entoure suffit
Dans un angle mort, une fresque murale très colorée peinte par des enfants qui représente des hommes et des femmes dansant sous une bannière avec cette invitation : Let’s dance. Lumière rasante sur le sable d’un terrain en chantier depuis plusieurs mois. Au restaurant Viet Sam, rue Rébeval, des hommes discutent en terrasse. Les signes d’une enseigne chinoise paraissent se dédoubler sous le jeu troublant de l’ombre à travers les feuilles des arbres de la rue. Le reflet d’un immeuble dans une flaque d’eau. Un terrain de jeu abandonné depuis longtemps, les structures métalliques ont toutes été enlevées, il ne reste plus que la dalle amortissante de couleur bleu rongée de mousse verte et recouverte de feuilles mortes. Deux corneilles s’acharnent sur une carcasse de poulet au milieu d’autres détritus. Le panache jaune d’un peuplier éclatant dans le bleu du ciel. Répétition d’un concert, le musicien accorde sa guitare électrique devant le restaurant où il jouera dans la soirée. Un panneau municipal disparaît sous la végétation d’une haie au feuillage proliférant. Un petit tas d’objets abandonnés, parmi lesquels un ancien poupon, un cadre en bois abimé, une araignée en plastique géante et une vieille lampe tempête en cuivre. Un dragon peint en bleu sur un mur blanc. Dans un jardin fermé toute une collection de nains miniatures en compagnie d’animaux en plâtre : lapins, chiots et chats. Deux pigeons côte à côte sur une même branche d’arbre. Un chat siamois en hauteur toise les passants sur un toit. Sur le mur en briques d’un atelier de Ménilmontant le tag du mot LOUP. Les ombres d’un immeuble se détachent sur la façade protégée par une immense bâche verte. Les bris d’un morceau de verre reflètent au sol l’immeuble voisin en mille morceaux. La façade colorée de l’École Notre Dame de la Croix.
Son portrait comme un masque
Dans la rue, au niveau de la Place Stalingrad, un homme me dépasse. Sa carrure impressionnante, sa démarche assurée, déterminée, attirent mon regard. C’est un sportif vêtu d’une combinaison orange et jaune qui épouse les courbes de son corps musclé. Mais ce qui me surprend en le regardant s’éloigner devant moi, puis traverser la route avant d’entrer dans la station de métro avec des gestes mécaniques qui exagèrent la brusquerie de sa démarche et de ses mouvements saccadés, c’est que son visage est masqué, son costume le recouvre intégralement. Il ressemble à un super héros. En regardant ce soir Le Père Noël a les yeux bleus de Jean Eustache, j’ai repensé à cet homme masqué. Un jeune homme pauvre, Daniel (interprété par Jean-Pierre Léaud), mène avec ses copains une vie désœuvrée à Narbonne. Il voudrait acheter un duffle-coat pour l’hiver. Il accepte l’offre d’un photographe qui cherche un Père Noël pour inciter les enfants à se faire photographier. Il pose ainsi déguisé dans une rue commerçante de la ville, apostrophant les passants et les passantes. Enveloppé dans une vaste houppelande, le visage masqué par une fausse barbe blanche, il joue son rôle avec conviction, liant volontiers conversation avec les promeneurs. Il se sent transformé sous ce déguisement. Un autre homme. Prêt à toutes les audaces. Mais dès que le masque tombe, tout redevient comme avant.
Le dernier jour de la vie antérieure
Tout le monde parle à tort et à travers, mais c’est le silence qui envahit tout. Nous ne pouvons plus le cerner, nous le laissons se diffuser, impuissants, il s’étend partout comme il veut. Nous ne disons plus rien. Nous n’avons plus de prise sur lui qui s’impose dans tous les discours, tous les messages. Nous ne savons plus ce que les mots signifient. Nous ne comprenons plus ce qu’ils doivent dire, ce qu’ils transmettent, si ce qu’ils avancent est juste ou faux, solide ou creux ou quelque chose d’autre encore. Nous parlons sans pouvoir savoir, les mots peuvent dire ce qu’ils veulent, nous nous effaçons, plus aucun moyen de discerner ce qu’ils portent, ce qu’ils trahissent. Nous ne pouvons plus les juger, les laissons glisser sur nous. Ils se mêlent à la rumeur, sonnent creux, vides, ils disent ce qu’ils veulent quand ils veulent, nous échappent, sans attache, ils proclament tout et son contraire, plus de contrôle sur eux. Les mots se dissolvent dans l’air, résonnent à leur guise, et nous laissent dans la plus grande incertitude. Un dénuement. Et dans ce chaos, plus de vérité, seulement des échos superposés, des déclarations qui se contredisent, des affirmations qui s’enflamment et se consument, des phrases qui jaillissent sans fondement, des idées sans racine qui s’étendent et s’effritent. Des explosions assourdissantes. Ce silence est seulement un vertige, un creux qui s’étend pour nous effacer, un espace sans contour, qui s’élargit et se dissout, qui se fond dans l’écho de l’absence et se laisse absorber dans le vide, dans l’inquiétude infinie du monde, où l’on ne retient plus rien, où tout reste sans mot. Le monde est rempli de bruit, de tumulte, tensions émotionnelles, fragments de mots qui s’empoignent sans jamais s’arrimer au réel. Tout est suspendu dans l’indétermination, balayé, soufflé, hors jeu, jusqu’à ce que les mots eux-mêmes perdent leur sens.