Le temps d’un flottement
C’est à chaque fois différent mais le même trouble nous submerge. Treize heures d’avion ce n’est pas rien. Décollage depuis Roissy, en début d’après-midi. On n’arrive que le lendemain. Mais entre-temps c’est la durée du voyage qui s’allonge comme suspendue, maintenue en l’air, semblant ne pas avancer. Deux journées se confondent en une seule. Pendant le trajet, la nuit a soudain disparu. Une drôle de traversée qui paraît immobile. Le corps fait du sur-place. Il faut se forcer à bouger, sinon les muscles s’ankylosent. La circulation du sang se ralentit. Les chevilles gonflent sans qu’on s’en rende compte. À l’atterrissage, la journée sera longue. Elle ne fait pourtant que commencer. Tout faire pour qu’elle dure le plus longtemps possible. Lutter coûte que coûte contre la fatigue. Rien de mieux que traverser la ville dans un vieux tramway jusqu’à Sumiyoshi, le grand sanctuaire shinto d’Osaka. Dans l’incroyable chaleur du jour. L’été qui s’y prolonge. Une trentaine de degrés. Nos pas sont lourds comme l’air. Une impression de flottement, de ralentissement général.
L’habitude des mesures
Promenade autour de la gare d’Osaka et son quartier Umeda. Il y a parfois aux entrées de certains buildings une pancarte précisant que l’immeuble ne dispose pas d’observatoire. Dans le calme du café 42195, je me laisse bercer par la musique d’ambiance, un air de guitare que les gestes du propriétaire du lieu, dont je suis le seul consommateur, accompagnent pour me distraire. Je voulais retourner sur la buttée qui longe le fleuve Yodo dans la partie nord d’Osaka, mais un impressionnant chantier m’en interdit l’accès. Dans une ruelle attenante, un jeune homme en costume cultive son swing de golf à même le bitume. Un ouvrier échevelé s’arrête à ma hauteur pour comprendre ce que je suis en train de photographier accroupi au-dessus d’une flaque. Je lui montre la photographie du bâtiment et des lignes électriques qui se reflètent dans l’eau. Dans un parc pour enfant, une jeune fille promène son chien, elle me sourit en voyant que nous portons tous les deux les mêmes chaussures. Sur un banc sur lequel je me suis assis il y a cinq ans pour écouter le vent dans les arbres du parc, j’entends souffler leurs feuilles aujourd’hui encore. On ne cherche pas à retrouver ce qu’on connait déjà, de chez soi, mais dans l’inconnu de cette destination étrangère, ce qui demeure ou pas de notre première fois. En terrain connu l’attrait de ce qui reste d’inconnu en nous. La souplesse véloce avec laquelle les habitants roulent sur les trottoirs, jamais sur la route, slalomant avec élégance entre les passants et les autres vélos, laisse rêveur. Une vieille enseigne dont le revêtement s’est légèrement décalé, avec le temps et l’effet du soleil, donne l’impression que les signes se transforment pour changer le sens du message initial. Les jours gris moins d’allant. La lumière du soleil souligne les autres jours les volumes des architectures, les perspectives contrastées dans le bleu du ciel. Je découvre dans la douceur de ce temps gris une certaine attirance pour des cadrages plus serrés, focalisés sur un détail, parfois en couleur, ou sur des lignes de composition pour mieux les révéler.
Saut dans le vide
Dans les rares stations de métro à Osaka qui mettent des fauteuils à disposition des voyageurs, ceux-ci ne font pas face aux rails mais sont parallèles aux voies, collés contre le mur. C’est assez étrange pour attirer l’attention, mais cela s’explique dit-on par l’attrait du vide qui pourrait pousser les voyageurs au suicide. Le soir, dans les maisons, les appartements, les miroirs sont recouverts d’un tissu pour empêcher qu’en se levant en pleine nuit le dormeur croise son regard dans le reflet et prenne peur en imaginant voir un fantôme.
Nous pouvons améliorer les images du monde
À la recherche de l’un des lieux de tournage du film de Wim Wenders, Perfect Days, l’appartement de deux étages d’Hirayama (interprété par l’acteur Kōji Yakusho qui joue le rôle d’un agent d’entretien des toilettes publics de la ville), je sillonne les rues le long de la rivière KitaJikken qui forme un canal débouchant sur la Sumida toute proche. Sous l’impressionnante Tokyo Skytree, je me repère avec mon smartphone à l’aide d’un plan interactif que j’ai préparé avant de partir en voyage, pour parvenir jusqu’au Sanctuaire Kameido Katori. Revenant ensuite sur mes pas pour rejoindre le quartier où est situé l’appartement du film, je me perds dans le dédale des ruelles calmes de ce quartier résidentiel. Impossible de me connecter à cet endroit. Je finis malgré tout par retrouver le bon emplacement, près du Koto Tenso Jinja, sanctuaire shinto à proximité duquel est situé une grande partie de l’action du film. Je photographie et filme une maison à deux étages que je crois être celle du tournage, un peu différente de celle que je gardais en mémoire, mais pensant qu’il s’agit d’un décor de film, je crois avoir bien trouvé le lieu que je cherchais. En rentrant, vérifiant sur Street View, je me rends compte que la maison du film est celle qui est juste derrière celle que j’ai prise en photo, que je suis passé dans la rue adjacente sans même la voir. J’hésite à y retourner le lendemain. L’endroit est assez loin de mon hôtel, mais j’y reviens finalement en me disant que désormais je pourrais retrouver mon chemin sans avoir besoin ni de carte, ni de connexion. C’est le cas effectivement. Je m’y rends sans perdre de temps. Mais sur place, alors que je photographie le bâtiment, identique à celui qui apparaît dans le film, à quelques menus détails près (il n’y a pas de distributeur de boisson par exemple) une femme sort du deuxième étage de la maison et me crie de ne pas prendre de photographie, en faisant de grands gestes pour me chasser. Je m’exécute en m’excusant. Le réel inspire le cinéma, en retour le cinéma transforme notre perception du réel.