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De La Soufrière en Guadeloupe à Culion aux Philippines

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

La soufrière, Guadeloupe, France : 12:46

La ville est déserte, à l’abandon. Toute la population a dû quitter l’île. Temps suspendu dans l’attente prévisible de sa destruction. Dans une sorte de stase temporelle. À la source de ce silence, le cœur du cratère. Rues vides, sales. Le vent fait voler en l’air les feuilles des arbres, les sacs plastiques et les morceaux de cartons qui jonchent les trottoirs déserts. C’est un monde hors du monde, calme, silencieux, paisible. Les signes de l’imminence de l’explosion du volcan se font plus pressants, menaçants. Fragilité des vies humaines, éphémères au regard de l’infini de l’univers. Il ne reste que quelques illuminés qui ne veulent pas partir. L’un d’eux refuse de suivre les autres et de quitter son île. Il n’ira pas contre la volonté de Dieu. Les autres réfractaires n’ont pas envie de mourir, mais si leur heure est venue, et bien, qu’il en soit ainsi. Pauvres, ce dénuement est pour beaucoup dans leur total abandon au destin. Le quotidien ne permet pas de saisir notre rapport intime à l’existence et c’est en se confrontant à sa finitude qu’il se révèle.

Stockholm, Suède 06:46

La luminosité trop vive qui l’aveugle en sortant du bâtiment, par contraste avec la pénombre de l’intérieur, l’empêche brusquement d’avancer, impossible d’aller plus loin. Il est obligé de s’arrêter. Dans la précipitation, il place par réflexe ses doigts sur ses yeux, il allait mettre sa main devant son visage pour se protéger du soleil, afin de continuer à avancer, mais il se ravise, progresser dans cette position, sur les marches de l’escalier est dangereux, manquant de visibilité, son pied mal ajusté sur le bout de la marche, en équilibre instable entre le rebord et le vide, pourrait le déséquilibrer et précipiter sa chute. Il s’arrête soudain comme pétrifié sur place face au danger. La forte luminosité trouble son regard, embué de larmes. Pour stopper nette cette hémorragie lacrymale tout en se protégeant en même temps de la forte luminosité du soleil, il ne trouve rien de mieux qu’enfoncer conjointement son pouce et son index dans le creux de son œil, son point lacrymal, et fermer ses paupières, et calmer la douleur, dans le même geste qu’on fait pour se boucher le nez afin de ne pas sentir une odeur pestilentielle.

Toronto, Canada : 00:46

La brûlure de l’image. Ce sentiment de mélancolie devant la photographie ancienne d’une ville qu’on a connu naguère mais qui n’existe plus, détruite par la flamme du briquet. Seule trace de cette ville en partie détruite, l’immeuble ravagé par le souffle d’une explosion qui disparaît une fois encore par le feu. L’irrévocable de la fixation photographique se trouve comme magiquement annulé dans le numérique. La pixellisation ouvre l’image à toutes les circulations. La nature même de la photographie en est transformée. Les images issues du numérique sont d’une autre espèce que les photographies argentiques. Ce qui diffère désormais c’est le temps que les photographies mettent à nous parvenir. C’est bien aujourd’hui que l’on peut parler d’instantané. En brûlant cette image, il se souvient du temps, parfois bien long, entre le moment où il donnait ses photos à tirer et le moment où il les visionnait. Souvent avec un grand sentiment de déception. Aujourd’hui, la photo à peine prise est disponible et il jouit de moyens sans équivalent pour l’améliorer si elle ne correspond pas tout à fait à ce qu’il a cru fixer.

Nishigoshiro-Mora, Japon : 13:46

Avant de disparaître, leur père a filmé les derniers habitants du village, saisis frontalement, face à la caméra, dans la posture maladroite des gens photographiés, cette gaucherie même, par ce dévoilement de la présence de la caméra qui vient attester de l’authenticité des choses et des gens filmés. Le temps circulaire des individus s’oppose au temps linéaire biologique et historique. Une méditation sur le temps qui passe et les hommes qui, tout en continuant leurs tâches anodines et répétitives voient leur univers s’effondrer progressivement. Dans ce village condamné à un implacable étiolement, une lente exsanguination. Ils regardent en famille, dans la pénombre de la maison, les films qu’il a tournés en Super 8 pour tenter de retrouver une sensation perdue dans le passé. Le souvenir, c’est-à-dire l’impression mentale d’une image du passé destinée à constituer la trace de celui-ci. Tous ces enchâssements du passé dans le présent qui signalent une volonté de remémoration fugitive. La nature profonde du souvenir, c’est, bien sûr, de ne jamais pouvoir reproduire l’impression ou l’image exacte d’origine, de n’être jamais que le moment présent mais faux d’une réalité ancienne.

Khabarovsk, Russie : 14:46

Dans la nuit sombre et trouble, venteuse et gelée, à la lumière capricieuse du feu de camp improvisé qui peine à réchauffer les corps à la recherche d’un peu de chaleur, de réconfort, dans le bruit saccadé du bois humide qui crépite et qui craque, pour finir par brûler en dégageant un large panache de fumée grise, sentant la tourbe et l’humus, l’apparition flamboyante dans le ciel rougit par le feu, noir sur fond rouge, des branches nues des rares arbres de la toundra que les flammes font danser dans la pénombre du ciel comme des mains aux doigts entrelacés battant la mesure, et derrière elles, comme en surimpression, les traces anciennes d’un chemin perdu, oublié, les méandres chevelus de l’eau qui s’écoule sur l’estran à marée basse, qui développent le même motif sinueux que les affluents des rivières et des fleuves, les voies secrètes que suivent les lignes de la main, des vaisseaux sanguins, les dessins éphémères des éclairs dans un ciel d’orage, des gouttes d’encre de Chine sur lesquelles on souffle de toutes ses forces avec une paille lorsqu’on est enfant pour représenter les arbres d’une forêt.

Berlin, Allemagne : 06:46

Une photographie c’est un geste, un regard, parfois très bref, surgit d’on ne sait où, rapide comme l’éclair. Un désir. Cette femme, c’est elle que j’aperçois dans cette lumière tombante de début de journée, cette teinte automnale des feuilles mordorées jonchant le sol humide, les lettres de l’enseigne lumineuse du photomaton qui se détachent dans le ciel. La cabine photo actuelle a bien évolué depuis l’époque où nous nous amusions à nous y prendre en photo. Aujourd’hui, l’image est partout, et les cabines photomaton sont avant tout conçues pour les photos d’identité et leurs règles strictes de prises de vues. Ne pas sourire, ne pas se déguiser, se grimer, porter ses lunettes, se tenir droit, les cheveux tirés. Les photos sont des vignettes imprimés par quatre au format carré que l’on doit découper pour un usage uniquement utilitaire. Le florilège des chorégraphies improvisées dans ce cadre réduit, les baisers en veux-tu-en-voilà, les tendres caresses, grimaces, rires et déclarations d’amour sont loin. La beauté disais-tu c’est « attendre une photo devant le photomaton, il en sortirait une avec un autre visage, ainsi commencerait une histoire. »

Culion, Philippines : 12:46

Que ce soit à midi pour une pause déjeuner bien méritée, où assis par terre les ouvriers mangent par petits groupes en discutant franchement de leurs conditions de travail, des difficultés d’argent qu’ils traversent, ce salaire de misère qu’ils touchent et tous ces problèmes techniques rencontrées dans les tâches quotidiennes au travail, les missions qui changent et les cadences infernales qui s’intensifient, et parfois seulement, quelques propos décousus sur des joies ou des peines familiales, des aveux à demi avoués sur les rencontres importantes de leur vie, les séparations, les départs, les proches qui meurent, les naissances qu’on fête. Que ce soit l’après-midi après le repas dominical, l’heure de la sieste, allongé dans le hamac, le corps accueilli dans la toile ajourée, enveloppé dans un lent balancement, celui du corps qui s’y installe puis du vent léger qui fait tanguer la couche suspendue entre deux vaillants troncs d’arbres. Les légères secousses du vent qui le berce sereinement adoucissent ses rêves après cette dure semaine de labeur mais n’en effacent jamais tout à fait les traces sur ces épaules qui se voûtent et transforment le corps au fil du temps.


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