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De Stockholm en Suède à Taipei sur l’île de Taïwan

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Toutes les semaines, le mercredi, retrouvez un nouvel épisode du Podcast L’espace d’un instant.

Stockholm, Suède, 15:17

Ma mère me réveille en ouvrant la fenêtre. L’air froid me glace le corps. Légers frissons. Le monde est obscur mais tissé de signes. Je regarde défiler le paysage. Laisser son corps divaguer. Rien ne nous attache. Prendre le temps. C’est dans ce mouvement qu’on pourrait trouver de l’aide. Insoutenable légèreté de l’enfance. Cette insouciance si plaisante mais fugitive. Rien n’est plus parlant. Ma main laisse ses empreintes sur la vitre de la fenêtre. Doigts écartés. Un pas de côté. L’écho d’un bruit lointain qui me fait relever la tête. Mon double dans ce miroir sans tain. Des histoires incroyables qu’elle me raconte le soir avant de me coucher. Ce que je vois n’existe pas, je l’invente. Au jour le jour. Je me défile. De loin, ce signe ressemble à un salut. Il n’y a personne dehors. C’est un appel à l’aide. Sans cri. Impassible. Un cri retenu. En silence. Intérieur. Tout ce qui nous lie est souvent aussi ce qui nous sépare. Je voudrais vérifier que je peux maîtriser enfin quelque chose, que tout ne m’échappe pas tout le temps. Ouvrir les yeux, enfin.

Lac Lusiai, Paluse, Lituanie, 16:17

À l’arrière de la voiture, tête renversée, difficile de se maîtriser, être dans la retenue, avec ces gens qu’on ne connaît pas, qu’on a accepté de rejoindre sur un coup de tête pour aller se baigner. Du mal à se rappeler comment on a pu céder si facilement. Timide, dans l’attente et l’inquiétude. Le genre d’aventure dans laquelle on évite de se faire piéger. Les soubresauts de la voiture sur le chemin de campagne. Le paysage cahoteux, cheminement chaotique. On sourit, un peu forcée, avant de se rendre compte que les plaisanteries du conducteur et de ses passagers, nous font rire malgré nous. Le soleil frappe à travers les vitres du véhicule. C’est un temps parfait pour aller se baigner. Dans le rétroviseur avant ton regard croise celui du chauffeur. Il te sourit. Et tu sens déjà la fraîcheur de l’eau sur ta peau, l’odeur de sable et de vase mêlée à celles des herbes folles, le vent transporte dans l’air un parfum d’épines de pin et de conifères, qui t’enivre et t’enveloppe autant que les bras d’un ami, la course des nuages dans le ciel.

Spitak, Arménie, 18:17

Ton visage disparaît dans un nuage vaporeux qui oscille entre gris sale et bleu terne. Devant toi, sur place, sans s’évaporer ou se dissiper. Brume envahissante. Confrontation inimaginable. Face à face incongru. Dans le miroir au tain piqueté par une multitude d’impacts, usé par le temps et les transports répétés. Tu as vu tant de femmes se regarder, se maquiller, se contempler en silence devant ce miroir. Il y a toujours eu le froid dehors. Les flocons brouillent l’air froid. Une poudre scintillante qui à peine au sol s’efface sans bruit. À quoi rêves-tu donc ? Distraite, accaparée par ton petit jeu. Plus rien ne semble compter pour toi que ce miroir et ses reflets trompeurs. J’ai peur que tu t’approches encore un peu plus et que tu finisses par disparaitre. Les photographies coincées entre le cadre et le verre débordent sur la surface du miroir. Ce sont des vignettes inspirées des prédelles des retables médiévaux. Dans la limite d’un tableau. Une sorte de rupture entre ce qui avait précédé et ce qui va suivre. Se voir en peinture. Retenir le regard. On passe très vite à côté. Chaque miroir est une peinture.

Dakar, Sénégal, 14:17

Un sentiment de liberté, de légèreté, d’insouciance. Une impression d’ivresse passagère. L’air frais éclabousse son visage. Les cris des autres enfants qui courent à notre hauteur, à la même vitesse, nous empêchent de les voir. L’élan de notre corps nous précipite vers l’avant. Rien ne peut nous arrêter. Dans un nuage de poussière. C’est tout ce qu’on a à dire. Aucun signe secret. Cette joie est sans raison, sans objet. Elle est inutile et c’est en cela qu’elle nous emporte plus loin que nous. Elle est un rayon de soleil, une boisson fraiche quand on a soif, une caresse quand on se sent seul. Je voudrais m’envoler. Me libérer. Disparaître et me révéler dans le même mouvement. Ce n’est pas un sourire. C’est un éclat de rire. Une explosion salutaire. Je ne peux pas le cacher. C’est plus fort que moi. Le cœur s’emballe, son rythme fou s’enflamme. Il cogne dans la poitrine comme un tambour géant. Sa musique cadencée envahit tout l’espace. Je suis sûr que vous finirez par l’entendre. Il m’emporte. On appelle cela un rire, faute de vocabulaire.

Oslo, Norvège, 15:17

Le bruit de la fête. L’alcool monte à la tête. Elle me sourit. Je ne vois que ses dents acérées qui se chevauchent. Son sourire est une invitation. Je cherche l’erreur. Le détail. Ce qui fait mal. Le sentiment de passer à côté. De le faire exprès. Un voile noir m’empêche de voir ce qui est beau. Ceux qui s’intéressent à moi. Bien sûr ce n’est qu’une soirée. Nous buvons. La musique envahit tout l’espace. Nous dansons. Nous rions. Nous nous enlaçons. Mais je ne suis pas là. Le regard triste, mélancolique. Dans un recoin de l’appartement, j’embrasse une autre fille après avoir dansé avec elle. Elle me provoque. Je laisse faire. Quand je monterai sur le porte-bagage de ton vélo, je ne me souviendrais plus des lèvres de l’autre fille, son corps contre le mien. Je me serrerai, la tête posée contre ton dos. Elle est radieuse. Je sens sa chaleur en moi. Je ne pense qu’à disparaître. Rien ne m’atteint plus depuis longtemps. Le chagrin est un poison. Je pense à ton regard enjoué sur moi. Ta tendresse. Tes dents. Je confonds mordre et mort.

Rome, Italie, 15:17

C’est la toute toute première fois. On s’en souvient, dans cette tension trouble de désir et d’incompréhension, de chaleur et d’excitation, de bien-être et de solitude. On n’est plus seul pourtant à ce moment là. Les enfants se sont mis à danser. Leurs corps collés les uns aux autres. Tête baissée pour ne pas croiser de regard. Ce que le corps ressent dans la danse. Ces mouvements rythmés qui s’associent à la musique. Leur douce mélancolie. C’est une odeur de transpiration. Un picotement insolite sous les aisselles, le front en sueur, les joues cramoisies. Le corps de l’autre cherche à entrer en contact avec nous. Partager un même mouvement. Une inclination. Je sens le poids de ta tête sur le haut de ma poitrine. Mon souffle court sur tes cheveux. Ton bras léger autour de mes épaules. Un collier comme une médaille. Un tourbillon. Dans la lenteur et la répétition d’une danse qui se développe dans le temps. J’ai la tête qui tourne. Je fais corps avec ce qui me menace. Après je ne me souviens plus très bien. Une suite d’implosions douces. Et bientôt viendra l’oubli.

Taipei, Taïwan, 22:17

Je n’écris plus depuis longtemps à la main. Je ne peux pas me passer du dessin pour réfléchir ou planifier un projet mais l’écriture, c’est au clavier désormais. Pour sa musique si particulière. Son rythme et sa cadence. Je n’ai jamais eu peur de la répétition. L’imprécision des contours soulève des doutes que l’écriture parvient à résoudre. Je perds le mot noir dans le noir. Ai-je besoin du mutisme de la matière pour m’inquiéter de sa réalité  ? La nuit tombe vite, comme une perte d’équilibre, comme une femme se retourne avec un temps retard sur l’homme qui vient de la regarder avec admiration. Un jour je me retournerai et ce sera une silhouette d’abord amusée, puis indifférente. Et puis il y a ces phrases que je saisis pour mieux les tordre. Elles s’écroulent bruyamment devant le mot regard, soulevant un vent vide entre les fragments. Lorsque j’écris, tout mon corps entre en jeu. Entre la danse et la sculpture. Il y a toujours un moment où, le besoin se fait sentir, de faire une pause, de souffler. L’occasion de relire. Une manière de prendre du recul.


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