Flèche magique
Écouter une chanson sans en comprendre les paroles, le texte écrit dans une langue qu’on ne maîtrise pas, qu’est-ce que l’on comprend de cette chanson si seule la musique nous touche ? Mais la musique ici n’est pas ce qui vient en-dessous du texte chanté ou l’accompagne, les deux fonctionnent ensemble indissociables, sans que l’un prenne le pas sur l’autre, l’abstraction de la musique associée à celle des paroles, un air sur un autre. Parfois un mot sort du lot, s’échappe, il nous attrape, nous saisit, nous emporte. Nous en comprenons le sens, l’universalité de ce mot, tout le monde le connaît, devient musique à part entière. Se demander sans jamais pouvoir vraiment le savoir avec certitude ce qu’on ressentirait si on comprenait les paroles des chansons aussi bien que celles qu’on apprécie écouter en français. Avec une pointe de nostalgie.
Changement de lumière
Dans la nuit froide, devant la boulangerie, trois vieilles femmes s’affairent en cercle au-dessus d’une poubelle verte, en pleine rue. Leurs gestes sont à la fois déterminés, méticuleux et saccadés, pas de temps à perdre, concentrées sur ce qu’elles ont à faire. Une d’elles dit à la cantonade : Ce sera pour le petit fils ! Je ne vois pas ce qui fera le bonheur de cet enfant au milieu de ces détritus. Une autre déchire avec un geste assuré un sac poubelle noir qui laisse apparaître dans sa fente, un amas de baguette, que son geste libère à ma vue. J’entre dans la boulangerie. L’image de leurs visages éclairés par les lumières de la devanture vitrée de la boulangerie, associés dans un même mouvement empressé autour d’un élément commun, leurs joues rougies par le froid glacial ce soir, mais visages souriants, éclatants, éclairés par cette lumière vive, font affleurer en moi le souvenir d’une image. C’est encore flou, imprécis. Cette vision provient-elle d’un film ou d’un tableau ? J’hésite encore. Le client devant moi commande une galette des rois. Tout s’éclaire soudain comme lorsqu’on trouve la fève à l’intérieur de sa part de gâteau. L’adoration des mages. Mais dans la bonhomie de ces vieilles femmes, il y a quelque chose qui n’a rien de religieux. Leurs vêtements variés aux couleurs vives, la vivacité de leurs gestes, m’évoquent Flora, Pâquerette et Pimprenelle, les fées de la Belle au bois Dormant penchées au-dessus de son berceau pour faire un vœux.
Une décennie plus loin
Un chien court dans la nuit. Il traverse la place déserte. Sa laisse traîne derrière lui sur le sol. Une jeune femme court derrière elle sans parvenir à le rattraper. Le chien file sans s’arrêter. Sa maîtresse l’appelle en vain. Elle fait tomber son portable par terre, se baisse pour le ramasser en toute hâte. Soupire. Arrêtez là, crie-t-elle. Le chien continue à courir sans se retourner. La jeune femme accélère son allure. Elle fait tomber à nouveau son portable, ce qui la ralentit encore un peu plus. Elle se baisse à nouveau, s’agace. Elle appelle une dernière fois son chien qui disparait au coin de la rue. Dans la répétition absurde de cette scène, son enchainement, un souvenir d’enfance, lorsque enfants, ma sœur et moi, nous promenions notre chien et qu’il nous faussait compagnie. Il fallait lui courir après, et plus on s’activait derrière plus il courait. C’était un jeu pour lui, une provocation, mais cela ne nous amusait pas. Nous perdions un temps fou à le rattraper. Je m’en veux un instant de ne pas avoir eu le réflexe d’arrêter le chien dans sa course lorsqu’il passait à ma hauteur, mais il était déjà loin. Mes souvenirs aussi.
Le bout du tunnel
En décembre dernier, des ouvriers réalisent des travaux de plomberie au siège mondial du mouvement Habad-Loubavitch, dans le quartier de Brooklyn à New York, ils découvrent un tunnel secret creusé sous la synagogue, reliant à plusieurs bâtiments situés à proximité. Suite à ces révélations, le responsable de la synagogue ordonne que ce tunnel clandestin soit condamné car il menace les fondations du bâtiment. Une bétonnière portée et une équipe de maçons sont dépêchés sur place pour combler l’entrée du tunnel souterrain. Mais les jeunes de la communauté juive orthodoxe sur place n’accepte pas cette décision et s’y opposent violemment, nécessitant l’intervention policière. Une bagarre éclate à l’intérieur de la synagogue conduisant à l’arrestation d’une dizaine de juifs hassidiques pour obstruction à l’administration et troubles à l’ordre public.
L’histoire de cette lutte intestine entre les membres de cette communauté est devenue très vite virale. Les images des dégradations et des violences dans la synagogue associées aux vidéos du tunnel reliant par un dédale de couloirs, d’escaliers, de caves et de salles obscures, la synagogue à un ancien bain rituel pour hommes fermé depuis longtemps, expliquent sans doute les plus folles rumeurs sur ce tunnel. Et l’antisémitisme de ces messages. Ces images évoquent bien évidemment les tunnels et souterrains sous les hôpitaux de Gaza. Mais c’est surtout l’imaginaire des tunnels et des souterrains qui ressurgit à travers ces images et ce qu’elles déclenchent en nous.
Les dessous de la terre sont toujours mystérieux. Descendre sous la terre est une aventure périlleuse. Dans l’obscurité et l’étroitesse du lieu, son insalubrité et son abandon expliquent notre peur d’avancer en ces lieux souterrains. Le tunnel comme la grotte est une architecture sonore, les sons et les voix y résonnent. Les sons qui sortent de la terre font peur eux aussi. L’emplacement des peintures réalisées dans les grottes préhistoriques s’expliquent en partie par l’acoustique spécifique du lieu, l’emplacement des parois décorées fut celui de l’écho des vibrations sonores des chants des chasseurs.
La vidéo de l’exploration du tunnel sous la synagogue, filmée en accéléré, éclairée à la manière frontale d’une lampe torche, évoque un examen endoscopique. L’imaginaire du tunnel est intimement lié au corps. C’est le passage autour duquel nous sommes construits. Notre santé dépend de son bon fonctionnement.
C’est tout cela que ces images révèlent, presque malgré elles, ces lieux sans lien apparent que le tunnel relie, qu’il associe contre toute attente, le mystère profond de ce qui nous traverse, dans le réel cette part d’imaginaire.