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Contacts successifs #59

Remplacer le sens par le signal

Un sentiment d’impuissance qui découle curieusement d’une forme d’impunité. Rien ne les arrête. Ils ne se remettent jamais en cause. Ce sont toujours les autres les fautifs, ceux qu’il faut craindre, repousser. Et si on tente d’élever la voix, de se rebeller, si on essaie de répliquer, d’affirmer notre désaccord, un point de vue différent, on est le plus souvent inaudible. Si le ton monte, on devient dangereux. Plus de valeur. Les mots n’ont plus de valeur. Ils sont devenus creux, interchangeables. Non, ce n’est pas ça, c’est injuste. Ce n’est pas qu’ils n’ont plus de valeurs à notre place. Certains en maitrisent le sens, décident de leur valeur. Ils parviennent même à les vider de leur sens, avec leurs formules évasives qui sont autant de dénis d’initiés. Ce qui est dit fait sens parce qu’ils l’énoncent, même si c’est faux, même si cela s’oppose à ce qui a été affirmé jusque là. On peut dire tout et son contraire. Un moment c’est urgent, l’instant d’après on prend tout son temps pour trouver une solution. Le dernier qui a parlé a raison, il efface ce qui a été dit avant. La langue se dégrade, il est de plus en plus compliqué de décrire la réalité sans la trahir. Le flou dissimule la pensée. Les slogans imposent chaque jour un peu plus les idées fausses par la simple répétition, la large diffusion sur tous les médias en boucle. Le jargon pseudo-scientifique s’impose partout. L’usage des mots devient malhonnête. Il y a des jours, je n’ai même plus envie de parler.

Paris 10ème, 5 juillet 2019

De la surface de la terre

Un amoncellement de chemises, de pantalons, de tee-shirts et de pulls en désordre, entoure le point de collecte de vêtements, dans un étonnant patchwork de tissus dépareillés, aux formes et couleurs variées. Aucune cause apparente d’engorgement de ce mobilier urbain, ce qui arrive parfois, lorsque les gens ne parvenant plus à glisser leurs vêtements usagers dans la fente prévue à cet effet, finissent par les abandonner à même le sol. En observant plus attentivement cet amas de tissus en vrac, je parviens à déceler au milieu, allongé sous les couches de tissus d’un lit de fortune, le corps figé d’un homme recroquevillé, dormant profondément. Les genoux relevés sur sa poitrine, quelque chose d’nconfortable dans sa position crispée. Je pense aux corps pétrifiés des habitants de Pompéi brusquement saisis en plein sommeil lors de l’éruption du Vésuve.

Dos au mur

J’ai été invité par Erwann Gauthier à être juré des projets de fin d’études des étudiants en Mastère Direction Artistique à l’École Cifacom, Rue de Bellevue dans le 19ème. Les étudiants ont développé en petits groupes, un projet personnel réel ou fictif à 360° en cherchant à s’interroger sur la place du design graphique dans la société, dans les domaines culturels, sociétaux, engagés, solidaires, d’utilités publiques, collectifs, militants. Face à un monde toujours plus divisé et fractionné, il a été question dans leurs projets des possibilités d’un commun à construire, d’un lien indispensable à tisser dans un contexte d’émergence d’une responsabilité sociétale où les entreprises conçoivent, produisent et vendent différemment. En somme, comment faire commun, faire lien, donner du sens. Parmi les huit projets présentés dans la journée, d’une grande variété et d’une grande richesse de propositions, de déclinaisons de supports et d’outils de communication, les plus réussis d’entre eux ont mis en valeur des thèmes aussi différents que la précarité étudiante, la parole des émigrés, le droit des prostitués pour lutter contre leur exploitation par l’état, le sens des mots et leur dimension politique dans une approche pédagogique et militante, et la lutte contre la publicité dans l’espace urbain par le détournement des supports publicitaires en œuvres poétiques.

Paris 11ème, 7 décembre 2020

Quelque chose qui n’apparaît pas

Se sentir pris au piège. Dans l’étau d’une première impression sur laquelle il est difficile de revenir sans se trahir. Avec le sentiment que c’est déjà trop tard, mais en n’en prenant pas conscience tout de suite. C’est pernicieux. Cela se révèle à nous par de petits détails, des réactions déplacées, des parti-pris un peu radicaux, et l’accumulation de ces indices qui éveillent peu à peu nos soupçons. L’emprise d’un père sur sa fille dans l’atmosphère d’une forêt de contes sans fée. Son amour étouffant. L’abandon d’une mère qui préfère travailler à l’autre bout du monde, qui n’échange à distance avec sa fille que par téléphone. La relation entre cette fillette et son père, laisse accroire une certaine liberté au spectateur, alors qu’il n’en est rien. La maîtrise esthétique du film (images, jeu des acteurs et bande son), nous enveloppe mais finit par nous enfermer dans la violence de ce rapport cruel entre l’adulte pervers et la petite fille impassible, impuissante. La légitime condamnation de l’emprise dissimule mal celui plus profond d’un inceste impossible à montrer, mais qui transparaît malgré tout dans de très nombreux plans rapprochés où les corps se mêlent, se dévoilent, dans une forme d’indécence inversée, déplacée, qui nous laisse dans l’embarras, gêné. À la fin du DVD, la télévision se rallume, sur l’écran le bandeau défilant du dispositif Alerte enlèvement : Célya, âgée de 6 ans, de type européen, cheveux châtain foncé mi-longs, yeux marron, portant une robe licorne de couleur noire, mesurant 1,10 mètre, a disparu de son domicile de Saint-Martin-de-l’If. Au matin, j’apprends la mort de la fillette. La réalité du fait divers laisse entrer avec violence le monstre que personne ne veut voir.


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