La profondeur d’un vertige
C’est un rêve, un rêve étrange. Je me suis réfugié avec d’autres qui comme moi semblent fuir un invisible oppresseur. Je dois rester caché pour qu’ils ne me voient pas, qu’il ne m’attrapent pas. Je progresse non sans mal à travers le dédale d’un ancien silo à l’abandon, aux murs très hauts, dont le sol est envahi par des vagues de sable de différentes hauteurs. Au loin, la lumière à contrejour. Je devine la mer tout au bout. Je crois entendre le mouvement des vagues s’échouer sur le rivage. Mais peut-être n’est-ce qu’une illusion ? Je ne suis pas sûr parce que je dois faire sans cesse attention à ce qu’on ne me voit pas. Progresser sans bruit, furtivement, sans faire de gestes brusques. Ne parvenant pas à voir ceux qui, à l’affût, dissimulés derrière les murs de béton, me surveillent pour m’empêcher d’avancer, je commence à me demander s’il ne s’agit pas d’un piège que je me tends à moi-même, si je ne suis pas prisonnier d’un double-jeu. Tant que je me cache je ne peux pas les voir. Les souvenirs de ce rêve ont au réveil la même précision tétue que les lieux qu’on invente que nous n’atteindrons jamais.
Les témoins désolés et muets
Ce matin, je reste enfermé un long moment dans la salle d’animation pour préparer la projection de vendredi prochain à la bibliothèque. J’ai fait le noir dans la salle, testé le niveau sonore, vérifié la continuité des films. Lorsque je suis revenu dans nos bureaux, après un léger temps d’acclimation face à la plus vive lumière de la pièce, plusieurs de mes collègues étaient postés derrière les fenêtres, leurs corps tendus près des vitres où ils observaient la rue en contrebas. Une odeur boisée envahit l’espace au même moment. En m’approchant des fenêtres, je découvre que des jardiniers sont en train d’abattre certains platanes de l’avenue. En m’asseyant à mon bureau, je réalise que l’absence de l’arbre est encore plus visible au niveau de ma fenêtre du troisième étage, depuis ce point de vue si particulier lié à la position assise. De là, c’est avant tout le ciel et le haut des immeubles de l’autre côté de la Place du Colonel Fabien que j’aperçois. Cette lumière fluorescente blanche rappelle celle des néons qui envahit toute la pièce et aveugle malgré le temps gris qui transperce le ciel laiteux. On se projette dans la lumière de l’été prochain. On imagine la luminosité encore plus forte qui viendra toujours trop tôt en saison réchauffer notre bureau, sans la protection bienveillante des feuilles, et la fenêtre ouverte dans l’espoir de rafraîchir l’espace, le bruit qui nous déconcentrera sans cet écran bienfaiteur.
À toi qui es toi je dois confier tout ça
L’image de sa carte postale est une photographie qu’il a prise d’un très bel entremêlement de branches d’arbres et de feuilles. Je la regarde longuement avant de lire le message au verso. Il y a tellement de sens dans une image. Tout ce que nous essayons de nous dire pour renouer le contact, avec cette difficulté qui est une aussi une force, du temps différé, le temps de la correspondance remet en question celui de l’échange téléphonique, le message envoyé ne peut jamais obtenir de réponse immédiate, car il faut du temps pour prendre le temps de se retrouver, et c’est dans ce temps que l’amitié se poursuit. C’est comme la photographie pongée dans le bain révélateur qui tarde à apparaître dans l’obscurité de la pièce. On devine tout d’abord des formes incertaines, de vagues silhouettes qui se transforment en lignes de force, de tension, des ombres et des éclats de lumière, puis une perspective se dessine enfin, c’est une histoire qui commence. À chaque photographie, l’expérience se renouvelle, il y a parfois des ratés, des approximations, cela prend du temps pour obtenir l’image qu’on avait en tête, qu’on a saisi avec l’appareil photo, pour la voir se révéler enfin en une photographie. Et dans chaque photographie, retrouver intact le souvenir des heures passées enfermés adolescents dans son laboratoire sous la pente du toit de la maison de ses parents.
Le jour est une escale nouvelle
L’adrénaline de l’atelier, cette tension si particulière d’une journée où les heures filent sans qu’on les sente nous marquer de leur empreinte invisible. On n’anime pas soi-même l’atelier qu’on organisé avec l’aide des bibliothèques du 10ème, mais Milène, Marine et Patrick s’en chargent à merveille, se donnant à fond toute la journée, disponibles et investis. On aide avec eux au bon déroulement de l’atelier, Il y a tellement de choses à faire, accompagner la trentaine de participants ayant tous des niveaux disparates et utilisant des outils très divers (portables ou ordinateurs de la médiathèque qui nous accueille), tenter de les faire fonctionner au mieux, malgré les difficultés techniques, les agacements passagers des uns, les empressements des autres, l’implication de tous, garder son sang froid, rester à l’écoute de tous, tout le temps, la patience des gestes, les explications sereines, un accompagnement méticuleux qui finit par payer avec le temps. À la fin de la journée, le pari est gagné, on laisse éclater sa joie sous les applaudissements, la satisfaction du devoir accompli, être parvenu à réunir des personnes d’horizons et d’âges très divers, certains connaissant la vidéo, d’autres écrivant un peu, la plupart venus là pour découvrir une pratique qu’ils ne connaissent pas, associer l’écriture et la vidéo, l’envisager de l’intérieur, les avoir fait travailler avec les trois animateurs, auteurs et vidéastes de talent, pendant toute une journée, trois heures d’ateliers le matin, suivis de trois heures de montage, de mixage, une journée entière d’un travail de création dense mais réjouissant, pour aboutir en fin de journée à une projection commune de l’ensemble de ces films individuels, montrant toute la sensibilité des participants dans des réalisations aux formes différentes d’une grande beauté, emplies d’émotion et de points de vues variés. La fatigue est au bout de la journée un mélange de satisfaction et d’entousiasme devant la réussite de cet événement.