Hurler sans bruit
Sur les murs, des tags écrits à la hâte, parfois à peine lisibles. Slogans rageurs. Les traces de fumée noir d’un incendie rapidement maîtrisé, le long de la façade d’un immeuble, rongent ses deux derniers étages. Les panneaux des élections législatives devant l’école ont été recouverts d’inscriptions répétées sur chaque candidat. Les visages des opposants politiques sur les affiches ont été rageusement grattés jusqu’au métal gris du panneau. Au sol, les confettis de papier constellent le trottoir de leurs impacts blancs. Le message écrit en rose sur ce qu’il reste des affiches n’est pas clair. Le mot FAF répété ad lib. Cela sent la révolte. Dans la rue du Faubourg Saint-Martin, la carcasse à nu d’un SUV entièrement brûlée. L’extérieur de la voiture reste intact. Dans la rue les visages ne laissent rien présager de ce qui s’est joué la veille, jour d’élection. Certains sourient, d’autres avancent indifférents, tête baissée, la plupart ne laissent rien transparaître de leur humeur. Des commerçants d’origine maghrébine discutent sur le pas de leur porte, on devine aux mots perçus à la volée, leur air grave, la crainte des jours à venir. Ils redoutent les réactions imprévisibles de certains de leurs futurs clients. On les comprend. Solidaires.
Le futur est sans espoir
Avec mes collègues de la bibliothèque nous pratiquons une séance d’arpentage à partir d’un livre de Roger Ekirch paru aux éditions Amsterdam, La grande transformation du sommeil : Comment la révolution industrielle a bouleversé nos nuits. Nous découpons le livre en autant de fragments que de participants. Je remarque que notre lecture collective du livre, chacun ayant entre dix et vingt pages à lire, a été linéaire. Le livre retrace la découverte fortuite de la tradition perdue du sommeil biphasique, en effet avant la révolution industrielle, le sommeil était entrecoupé d’une pause vers minuit. Je demande s’il est possible, sans doute sur des ouvrages plus littéraires qu’un essai comme ce fut le cas ici, de lire les fragments dans le désordre. À peine ai-je posé cette question à ma collègue, à l’initiative de la séance, que ma demande se met à résonner en moi, j’ai l’impression de l’avoir déjà énoncée en un autre moment et un autre lieu. L’idée de radoter me traverse brièvement l’esprit avant de me rendre compte, en entendant chacun de mes collègues me répondre, que j’entends leurs mots déjà prononcés une seconde fois, avec un temps retard, un léger décalage, ce qui s’apparente au déjà vu. Je trouve cela étonnant que cela surgisse ainsi en écho à cette lecture collective sur le sommeil, où plusieurs d’entre nous ont avoué, en contrepoint de chaque intervention, leur ressenti personnel sur la lecture. Un des mes collègues a par exemple parlé des insomnies de sa mère qui se réveillait systématiquement à 4h du matin. Après sa lecture du texte 4.48 Psychose de Sarah Kane, il avait peur que la dépression qui avait poussé l’autrice à se suicider s’empare à son tour de sa mère. Une autre, d’origine espagnole, a évoqué son grand-père qui enfant était somnambule et qui sortait de chez lui, prenait la clé de la maison de sa grand-mère, traversait en pleine nuit la place de son village pour aller se coucher chez elle. Pour ma part j’avoue que depuis quelques temps, il m’arrive de me lever la nuit mais je ne me recouche pas aussi rapidement qu‘avant, dans la crainte d’interrompre mon sommeil, je prends le temps de regarder le ciel avant de me recoucher.
Océane
Elle s’approche de moi, elle souhaite résilier son abonnement payant de bibliothèque. Elle est gênée, elle ne l’a pas utilisée, mais elle doit le résilier car elle quitte Paris. J’hésite un peu sur la réponse la plus appropriée. À la fin de l’abonnement on peut facilement le résilier, mais après un mois à peine, la situation est plus complexe. Elle vient de recevoir la facture du Trésor public. La procédure n’est pas simple une fois l’abonnement engagé. Je lui explique. J’essaye de voir ce que je peux faire pour trouver une solution, qu’elle ne soit pas obligée de payer, alors qu’elle n’a utilisé qu’un mois son abonnement, empruntant seulement quatre ou cinq DVD. Elle finit par m’expliquer qu’elle doit déménager. Je l’écoute attentivement. Elle s’interrompt brusquement. Je vois des larmes embuer ses petits yeux brillants. Elle prononce alors ces mots qui, dans le contexte, me bouleversent : mon petit ami m’a quitté.
Et quand c’est fini ça recommence
Le risque de retrouver du sang dans ses urines les premières semaines après une biopsie de la prostate est très courant, on a beau le savoir, c’est toujours surprenant les premières fois, cela devient plus anodin avec le temps, la douleur s’estompe et le sang disparait peu à peu. Et bientôt, plus aucune trace. Ce midi, après avoir mangé au restaurant, j’entre aux toilettes. Les murs sont recouverts de miroirs qui agrandissent l’espace, la lumière des néons nimbe la pièce d’un filtre bleuté aux reflets mauves qui trouble le regard, réduit l’appréhension des distances, la définition des volumes. Le choc ne dure qu’un instant, léger saisissement qu’aucune douleur transforme en surprise, puis en large sourire. Dans la lumière saturée de couleurs, le jet d’urine vire au rouge vif légèrement rosé.