Le photographie ne travaille pas dans le présent mais dans le futur antérieur, permettant de découvrir plus tard ce qui a été vu, une fois lʼimage révélée. Vivre le présent de son expérience comme le passé dʼun futur. Mais ne garder que l’essentiel, selon le principe des contacts successifs. Deux photos choisies de manière arbitraire selon leur numéro identique. Ce que l’on retient, des captures d’instants dont la juxtaposition raconte les coïncidences et les rencontres, notre cheminement dans l’image.
Chaque photographie, comme dans une spirale, porte en elle le souvenir de celles qui la précèdent.
Il y a dans leur regard, une force extraordinaire. Je ne me souviens plus de ce que mes filles et leur amie Jeanne regardaient ce jour là avec ces yeux fixes, cette flèche dans le regard, alors que nous trouvions sur la terrasse de la maison d’enfance de Caroline, l’îlot, à Édenville, en Normandie. Je ne vois plus aujourd’hui que mon propre regard, à la dérobée, caché derrière l’appareil photo en guise de contenance, c’est l’été, l’heure de l’apéritif, les enfants impatients de cette fête improvisée, leur présence au milieu des adultes, qui pour une fois oublient l’appareil photo, ce qui me permet de prendre plusieurs clichés pour capter le groupe qu’elles forment, leur attendrissant trio, et ce que leur regard révèle de leur personnalité.
Alice, en retrait mais attrapant paradoxalement la lumière, l’attirant à elle d’un air détaché, une sucette en bouche. Jeanne en pleine action, le regard légèrement en-dessous, ne se livrant qu’avec précaution, par petites touches, à demi-mots, un regard sur ses gardes. Et Nina enfin, plus proche de nous, au premier plan, regard droit, fixe, et l’étonnement qui se lit dans un pli de la commissure de ses lèvres. Et le sel que j’y devine, sans être sûr si c’est celui des pistaches ou de la mer. Trois regards, trois enfants, trois jeunes filles aujourd’hui. Quels regards portent-elles sur ce moment-là ? Quels souvenirs ? Trois regards qui tirent un trait sur une ligne invisible et nous racontent ce qui fascine hors champs. Le temps des vacances. Une histoire qui s’écrit entre elles, avec le temps.
« Il faudrait quelqu’un pour expliquer à ce corps qui se déforme et se bagarre contre la sueur de la puberté qu’il y a des raisons pour ne pas commencer à fumer, que votre père n’est pas mort parce qu’il était amoureux d’une autre femme, que votre mère n’est pas contente qu’il soit mort, qu’elle ne l’a pas tué en gardant le silence. »
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Un atelier d’Hélène Gaudy : l’image manquante : « Que peut-il se passer entre deux instantanés ? Quels liens peut-on tirer, quel vide peut-on remplir par l’écriture. Entre deux images données, chacun va imaginer puis décrire l’image manquante. Un événement, un souvenir qui revient en mémoire, un morceau de décor, un personnage invisible. Une transition ou le cœur d’un récit. Pour faire exister cette image fantôme, on aborde la description, l’observation, le vocabulaire de la photographie, on explore le hors-champ. L’image remonte à la mémoire ou s’installe dans l’imaginaire comme dans un produit révélateur : c’est son apparition qui va inscrire les photographies existantes dans une narration. »
Une série répond en écho à une autre série. Et cet là été à Édenville entre curieusement en résonance avec notre séjour familiale à San Francisco et révèle à son tour cette image manquante au cœur de tous récits. Notre première promenade en ville, la découverte du Golden Gate Park un dimanche, de l’Océan Pacifique, de ces journées qui vous situe la taille d’une ville, et des surprises qu’elle vous réservent.
Ces arbres aux troncs noueux attiraient les filles qui s’étaient amusées à y grimper, s’agrippant, s’accrochant au tronc, passant de longs instants à se pendre aux branches lourdes et résistances, à tenter de faire corps avec l’arbre, d’en inspecter physiquement les moindres cachettes. Des journées dans les arbres.
« De l’enfance, il avait aussi l’humilité, dont rien jusque là ne l’avait encore relevé : on pouvait être malheureux à partir de rien, pensait-il, de rien. La chambre de sa mère était toujours éteinte, calme. Morte ou endormie était sa mère, celle de son guet inlassable des oiseaux dans les branches des arbres, des journées entières. Il retourna dans la salle à manger. Les oiseaux vous menaient loin, jusqu’aux nuits désertiques de la vie qu’il avait choisie. Il ne pleurait plus, mais à la place de son cœur une pierre dure et noire battait. Le sommeil de Marcelle s’exhalait toujours, charnel, dans son malheur de pierre. Demain, à la porte, à la porte, pensa-t-il, maintenant je serai seul. Il s’approcha de la cheminée, se regarda dans la glace. Il ne savait quoi faire de son corps. Son impatience était tombée, mais de désespoir il ne pouvait se supporter que debout. Il ne disposait même pas du recours d’un ennemi : sa mère dormait, innocentée, dans le sommeil du vin. Il ne savait donc que faire de lui-même cette nuit-là lorsqu’il aperçut, sur la cheminée, les dix-sept bracelets d’or que sa mère avait oubliés après le dîner, avait oubliés d’avoir trop bu, et d’être trop vieille, et de l’avoir trop aimé. Il se rassit. Se releva, les regarda encore, inutiles. Puis se rassit encore. Puis regarda sa montre. Puis, se décida. Prit deux des dix-sept bracelets, les mit dans sa poche et attendit un moment, le temps nécessaire de savoir ce qu’il venait de faire ou tout au moins de le nommer. Il n’y arriva pas. Peut-être que c’était ce qu’il aurait fait de pire depuis sa naissance. Mais encore, il n’en était pas sûr. D’autant moins qu’une justification aux contours lointains se faisait jour dans son âme. C’est ma mère, pensa-t-il, c’est ma mère, et je suis très malheureux, et c’est ma mère faite pour comprendre mon malheur, et elle a raison, et nous sommes tous pareils, même les meilleurs que moi. Il sortit doucement de l’appartement, l’or dans sa poche, prit le chemin de Montparnasse. »
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Ma mère m’a demandé avec une tendresse légèrement inquiète la dernière fois que nous avons mangé à la maison en famille, si je n’avais pas souffert des étés passés chez mes grands-parents, dans l’Indre, ces longues périodes où je me retrouvais seul (même si je partageais ces vacances avec ma sœur, je n’ai que des images, des jeux, des sensations solitaires). Je l’ai rassurée en lui confirmant que ces mois d’étés avaient été sans doute les plus beaux moments de ma vie d’enfant, dans l’insouciance de cette période, dans la vacance de l’été, découvrant l’ennui, ces temps morts, temporalité vide que nous nous empressons de combler et les secrets qu’ils nous révèlent avec la distance, le recul, sur le temps qui passe et ce qui nous reste de ces moments d’insouciance ou l’on vagabonde en soi.
[1] Le ventre de Naples, nouvelles de Valeria Parrella, éditions du Seuil, 2009, p. 49
[2] Des journées dans les arbres, Marguerite Duras