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Contacts successifs #82

Ni des origines ni des jaillissements

La paysage disparait sous la brume. Au-delà du toit des premiers immeubles parisiens, le reste de la ville sombre sous un voile blanc renforçant l’impression d’isolement. L’espace réduit à ce qui nous entoure. Perdu sur une île au milieu de l’océan. On distingue certains bâtiments remarquables, on met du temps à reconnaître les monuments qui d’habitude nous servent de repères et nous permettent de nous situer dans l’espace. Notre Dame de Paris, l’Hôtel de Ville, l’église Saint-Eustache, l’Opéra, au loin les tours de la Défense. La ville se métamorphose sous ce brouillard poisseux, tenace. La coupole du Sacré-Cœur disparaît entièrement sous la brume, restituant le paysage de la Butte Montmartre avant la Commune. Le blanc efface toutes les flèches des églises parisiennes. La Tour Eiffel, avec un seul étage visible, apparaît telle qu’elle était sur les photographies montrant les étapes de sa construction.

Exposition Apichatpong Weerasetakhul, Particules de nuit
Atelier Brancusi, Centre Georges Pompidou, Paris 4ème, 22 décembre 2024

Une atmosphère de rêve et de dérive

Déambulation avec Nina dans les différentes salles de la collection permanente du Centre Pompidou avant sa fermeture prochaine. En sortant du musée, je tente de me rappeler, dans toutes les œuvres vues, celles qui ont retenu plus particulièrement mon attention. Je pense à l’impressionnante installation filmique Supra Strata de Noémie Goudal, finaliste du Prix Marcel Duchamp. Dans l’exposition Apophénies, interruptions, les remarquables installations d’Éric Baudelaire qui propose un trio de machines conversationnelles et celle d’Holly Herndon & Mat Dryhurst, I’m Here, notamment. Dans les collections d’art moderne, La Blouse roumaine, peinte par Henri Matisse en avril 1940. Le blanc éclatant de sa blouse. Le jardin d’hiver, de Jean Dubuffet à l’intérieur duquel deux touristes américains entrent avec leurs chaises pliantes. L’œuvre de Joseph Beuys, Plight, dans l’espace formé de deux pièces insonorisées par des murs recouverts de rouleaux de feutre, qui ravive le souvenir d’avoir croisé l’artiste allemand dans les couloirs du musée. Les Villas florentines (Florentinisches Villen Viertel), délicat patchwork subtilement coloré peint par Paul Klee à son retour d’un voyage en Italie en septembre 1926. L’automne, la primitive peinture bleue de Mikhail F. Larionov, peinte en 1912. La grande fresque de Simon Hantaï, Tabula, dans les mêmes couleurs, une des manifestations les plus remarquable de ses pliages. Les peintures sur papier de la coréenne Bang Hai Ja que je ne connaissais pas. Les œuvres de Lena Vandrey, Les Anges à Jérusalem ou Caryatide, pastels à l’huile, acrylique, sur carton et châssis en bois. Et enfin, le tableau de Mark Rothko que je venais voir lorsque je travaillais à la Bpi et que je prenais une pause, Untitled (Black, Red over Black on Red) de 1964, qui est désormais relégué sur un bout de mur mal placé dans le couloir. Un mauvais emplacement lorsqu’on se souvient de ce que disait l’artiste : « Un tableau vit de son entourage, il s’élargit et s’anime dans le regard de l’observateur sensible. »

Le mystère des premières écoutes

Dans la cuisine, en entendant Nina verser du sucre dans le saladier en inox de la balance pour la préparation de ses choux à la crème, l’impression d’entendre l’eau qui coule au robinet de l’évier. Cet étonnement sonore ravive deux souvenirs des étés de mon enfance. Je me souviens d’un jeu radiophonique dont le principe était de deviner, à la seule écoute du son de pâtes déversées dans un récipient le nombre exact de celles-ci à l’intérieur. Et ce souvenir m’en rappelle un autre plus lointain encore. Une autre émission de radio où je crois que quelqu’un de la radio s’introduisait dans un appartement, avec la complicité d’un tiers, et décrivait méticuleusement l’intérieur (la disposition des pièces, de l’ameublement, des bibelots, des livres, des décorations). Les habitants devaient deviner s’il s’agissait de leur maison. Lorsque je fais des recherches sur Internet, je ne trouve malheureusement plus trace de cette émission. Je ne l’ai tout de même pas inventée ?

La Friche la Belle de Mai, Marseille, 10 août 2023

Ce n’est qu’une apparence

La fenêtre de la chambre entrouverte, l’air sec de l’hiver s’infiltre, glissant sur le lit qui occupe presque tout l’espace. Sous la couette, je tire le drap jusqu’à l’oreiller, tente d’aplanir les plis en vain, un geste mécanique et obstiné. Lorsque je contourne le lit pour quitter la pièce, mon chausson droit, s’emmêle dans la courtepointe traîtresse. Un instant suspendu dans une confusion maladroite, je perds pied. Mes bras brassent l’air en une gesticulation désespérée, comme s’ils espéraient attraper un appui invisible. Le mur proche, austère et froid, interrompt ma chute. Un choc sourd résonne, mon épaule rencontre l’angle dur du mur, déclenchant une douleur sourde. D’un réflexe malhabile, je me repousse de la surface rugueuse, me redresse péniblement. Le pied toujours prisonnier du tissu, je le dégage avec une maladresse irritée, ma respiration courte trahissant l’agacement plus que la douleur. J’atteins enfin le salon, massant mon épaule d’une main distraite. Caroline lève à peine les yeux de son livre pour demander ce qu’il s’est passé. Je raconte la scène, chaque détail teinté d’une exagération calculée. Elle hoche la tête, peine à choisir le mot juste, hésite : "C’est... in..." Je l’interromps, agacé, énumérant une série d’adjectifs au ton haché, presque moqueur : Insupportable... Incroyable... Indéniable... Je ne lui laisse pas le temps de retrouver le mot qui lui échappe. Elle acquiesce avec une moue, entre amusement et lassitude. Je continue sur ma lancée, comme si les mots eux-mêmes pouvaient alléger l’absurdité de la situation : Imprévisible... Inutile... Insolite... Caroline propose du bout des lèvres : Improbable ?


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