Principe d’équivalence
Dans la salle à manger, Alice a déposé l’ensemble des cartons de son déménagement. Ses affaires, livres, vêtements, bibelots, vaisselles, tiennent dans des sacs, des cartons de différentes tailles, installés sur des chariots, des diables ou à même le sol. Un amoncellement qui recouvre l’espace du salon devant la bibliothèque basse, près de l’entrée de notre appartement. En regardant cet empilement hétéroclite, du mal à imaginer que tout cela provient de la seule chambre de ma fille, sachant qu’il reste encore beaucoup de choses qu’elle préfère laisser là, pour ne pas trop s’encombrer, se disant qu’elle en rapportera un peu à chacune de ses prochaines visites. Du mal à concevoir ce que ce volume qui, d’un côté (rangé, ordonné) m’impressionne, semblait prendre beaucoup moins de place avant son rangement, dans le désordre de sa chambre mais dissimulé à l’intérieur de meubles, d’armoires ou de rayonnages de bibliothèque. Je ne sais pas pourquoi je pense à cette image d’archive vue il y a quelques jours sur Internet, David Scott, le commandant de la mission Apollo 15, en juillet 1971, faisant la démonstration de la gravité sur la Lune, en faisant tomber un marteau et une plume de faucon qui, malgré leur différence de poids, touchent le sol en même temps.
Aube et crépuscule
Le luxe de ne rien faire. Pas tant de réfléchir que de laisser son esprit divaguer, sans but précis. Cette liberté perdue. Laisser monter en soi les images, les souvenirs, percevoir les bruits qui nous entourent, qui provoquent en nous d’autres images, des sensations enfouies. Ne penser à rien de précis pour pouvoir commencer à penser réellement. Ne pas ouvrir son ordinateur sans tache particulière à y faire. Les noter sur un bout de papier. Quand elles sont suffisamment nombreuses, y consacrer une partie de la journée. Aller jusqu’au bout de cette liste. Et fermer l’ordinateur pour aller se promener. Ne pas sortir pour filmer ou photographier, mais prendre ses appareils au cas ou. On ne peut pas s’en sortir sans sortir. Changer ses habitudes. Modifier ses routines pour qu’elles ne nous enferment pas dans le sillon de leurs boucles répétées. Changer de positions. Ne pas rester assis toute la journée. Bouger, respirer. Fermer les yeux. Et ne plus rien faire jusqu’au lendemain.
Trop tôt ou trop tard
Nous nous croisons devant la porte d’entrée. Je ne viens pas souvent dans ce bâtiment dans lequel elle travaille. Pendant la fermeture de la bibliothèque pour travaux, j’y travaillais avec l’équipe de direction dans deux pièces aux murs vitrés transformées en bureaux, minuscules et mal insonorisées. Dans la distraction des allers et venues des collègues prenant leur pause cigarette devant nos fenêtres ou le passage des collègues venant se former dans cet établissement aux missions variées. À cette époque nous nous croisions. Elle travaille au service des acquisitions d’ouvrages du réseau des bibliothèques. Je ne me souviens pas avoir discuté souvent avec elle. Quelques mots banals sur le temps qu’il fait, les difficultés du travail dans ce lieu inadapté. J’avoue ne pas me souvenir de son nom. Je ne sais pas ce que j’évite en fuyant son regard. Ne pas entrer en contact, discuter au-delà d’un cordial salut entre collègues. Une barrière protectrice instinctive sans motivations définies. Je pars toujours très vite de ce lieu où je pourrais croiser d’anciens collègues avec qui j’avoue je ne saurais pas trop quoi dire. Toujours du mal à revenir en arrière lorsque la page est tournée. Je lui tiens la porte. Elle me remercie en prononçant mon prénom. Nos regards ne se croisent pas vraiment, s’esquivent discrètement. Cela me surprend. Je me sens gêné de mon évitement. Surpris par sa mémoire. Je m’éloigne. Cela tourne quelques instants dans ma tête. Mon prénom dans sa bouche. Le bruit de la porte dans mon dos. La ville qui m’accapare tout entier, me prend dans ses bras avant que j’oublie tout. Les signes contradictoires et les distances infranchissables.
Le temps d’un ricochet
Elle disait : Je ne crois pas aux fantômes. Maintenant tout clignote. Dans la circulation continue. La pluie incessante. Danser dans le déluge. Elle disait : Le but de la vie c’est de vivre. Il y a un frémissement. Le ciel est en train de changer. Quelque chose dans le changement de saison. La lumière qui vacille. Un éclair qui vibre dans le ciel. Elle disait : Le silence est une forme de courtoisie. C’était juste un rêve. Chaque jour vécu vit dans l’instant du jour présent. Tout ce que je vois dans la rue, c’est que je n’y suis pas. Il sera bientôt l’heure de se replier. Sans penser à demain.