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Contacts successifs #44

Signe fantôme

Croiser par hasard son reflet dans un miroir, remarquer cette pointe de chemise qui dépasse du col du pull. Ce n’est pas la première fois, l’effet est toujours le même. Le débraillé imprévisible du vêtement ravive le souvenir d’une image d’enfance. Le jour de la photo de classe, le bout de la liquette à petits carreaux reste malencontreusement coincé sous le pull, un épi réfractaire pointe sur le haut du crâne, visage distrait, l’air perdu. Mais c’est surtout dans ce détail vestimentaire, léger relâchement incontrôlable, qui surgit au moment où l’on s’y attend le moins et qui nous ramène en arrière, à cet enfant timide et rêveur dont cette image préserve la vérité révélée, la trace en creux de celui qu’on est en secret.

Paris 19ème, 24 mars 2024

Continu et discontinu

Une violence domestique. Le bruit assourdissant de plusieurs chantiers dans l’immeuble. Les coups répétés de burin, de marteaux et de perceuses qui transpercent, vibrent et font trembler les parois en béton. L’impression que les travaux sont tout près. Toute la journée. Les bruits interviennent dans le chaos de l’imprévisible. Difficile de ne pas y penser sans arrêt, de parvenir à s’en abstraire. Les vibrations chamboulent tout. Impossible de se concentrer, de lire, d’écrire, de travailler sur un montage ou un finaliser mixage sonore. Le chantier emporte tout sur son passage. Même quand il s’arrête on ne pense qu’au moment où il risque de reprendre, on l’anticipe et cela accélère sa reprise. À l’heure du repas, les deux chantiers ne font pas leur pause en même temps, ce qui réduit le calme du midi. Bien sûr, on peut toujours sortir prendre l’air, mais même dehors les bruits continuent de nous poursuivre, ils se prolongent et s’amplifient dans tous les bruits urbains, on les associe aux chantiers de la ville, aux nuisances sonores de la circulation.

La jungle des jongleries

Ses mouvements saccadés attirent l’attention. On dirait qu’il ne peut pas maintenir ses pieds au sol plus de quelques secondes et qu’il emprunte un parcours dont il est seul à comprendre l’itinéraire décousu. Il pose ses pieds par terre dans des zones invisibles qu’il doit absolument atteindre en urgence, une marelle dessinée à la hâte que lui seul peut voir, qui l’oblige à se contorsionner, levant les bras de manière saccadée, pliant une jambe de travers, tendant l’autre derrière lui, en arrière, du grand écart à l’impressionnante pirouette pour passer de la terre jusqu’au ciel. Il se dégingande, pousse des cris étranglés et des gémissements plaintifs, les efforts de ses mouvements heurtés, incontrôlés d’épileptiques, son corps maigre doit se plier, se tordre tout en avançant. Sa démarche lui donne l’air d’un fou, sa tenue débraillée, vêtements sales et déchirés, effrangés. Il se balance dans tous les sens, donne l’impression qu’il danse. On entend presque la musique qu’il écoute et qui le pousse à se mouvoir ainsi. Son corps hors de lui.

Paris 19ème, 3 juillet 2013

À la volée

Quatre photographies parmi toutes celles prises à la volée, en rentrant à pied de Châtelet. Ces portraits regroupés dans le périmètre de la rue du Faubourg Saint-Martin. Des inconnues que je croise sur le chemin. Je sors l’appareil, l’allume et photographie en aveugle. Je recadre les photographies en rentrant chez moi avant de les publier. Dans la ville, marchant dans la rue, il n’est pas tant question de photographier le visage des passants ou de croiser leur regard, mais de saisir, dans leur relâchement, une durée, un temps en écoulement, une continuité malgré la nature arrêtée de l’image photographique. La photographie capte l’instant « à la volée », elle saisit dans l’immédiateté, une situation en un fragment de temps, une vérité de l’apparition. Une femme que je ne connais commente avec véhémence la publication : « En même temps, je reconnais que c’est honnête de dire que l’on fait des photos volées. Tout un paradoxe. » Puis elle ajoute : « Désolée de le dire mais... j’espère bien ne pas vous croiser. » Je trouve cela très violent. Je lui réponds : C’est le principe même de la photographie de rue, il n’est pas question de vol mais plutôt d’images prises au vol, photos qui cherchent plus à restituer la beauté d’un instant, la lumière sur un visage, la grâce d’une rencontre fugitive, imprévue. Rien de malintentionné !


LIMINAIRE le 30/04/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
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