Rien ne distingue les souvenirs des autres moments
J’ai parlé. Je l’ai fait. Les mots sont sortis, fluides, portés par le souffle. Une trajectoire assurée. Chaque syllabe, chaque nuance. Et maintenant, là, le silence. Rien. Un rien épais, vaste, saisissant. Je tends l’oreille, j’attends. Rien. J’écoute l’enregistrement, aucun son, une ligne plate. Où est-elle passée, cette voix ? Ce que je viens d’enregistrer ? Elle était là pourtant, je l’ai sentie sortir, je l’ai entendue se déployer, s’accrocher aux murs, glisser dans l’espace. Mais elle n’a laissé aucune trace. Une illusion, alors ? Un simulacre de présence ? Je m’assois, un léger poids sur la poitrine. L’idée qu’elle ait disparu m’attriste un peu. La lassitude pointe, un murmure indistinct : À quoi bon recommencer ? Pour quoi ? Pour qui ? Mais déjà je m’y remets. La machine relancée. La lassitude se dissout dans l’élan. Recommencer. Oui. Pas tout à fait pareil, cette fois. Quelque chose a changé. Le timbre peut-être. Une hésitation où il n’y en avait pas la première fois. Une inflexion nouvelle. Les mots pourtant sont les mêmes. Ou presque. Les mêmes syllabes, pourtant c’est autre chose. Une différence infime, imperceptible, mais bien là, comme une ombre derrière chaque phrase. Est-ce la lassitude ? Non, pas exactement. C’est ce qui s’est glissé entre la première fois et maintenant. Ce moment, où tout s’est effacé. Une parenthèse où les mots se sont tus, absents. Ce vide a pesé, il a modelé les contours de ce qui revient. Et voilà que je parle à nouveau, mais ce n’est plus moi, ou ce n’est pas tout à fait moi. Une réplique légèrement déplacée. Ce que je dis porte la trace du rien qui a eu lieu, de ce rien qui m’a retenu. Je m’entends. Je m’observe. Où est passé l’élan de la première fois ? Une crispation ici, une maladresse là. La mécanique n’est plus aussi lisse. Est-ce une perte ? Une densité nouvelle peut-être. Un poids dans les mots, un ancrage que je ne percevais pas avant. C’est ça, alors, recommencer. Ce n’est pas revenir, ce n’est pas répéter. C’est dire à nouveau ce qui ne sera jamais tout à fait pareil. Une première fois qui se prolonge dans l’étrangeté de ses propres traces. Ou de son absence. Je parle. Cette fois-ci, les mots s’enregistrent.
Faire parler les pierres
Les sculptures de l’ancien Jubé de Notre-Dame (cloison architecturale ajourée et richement décorée qui séparait autrefois le clergé réuni dans le chœur des fidèles cantonnés à la nef durant les offices) ont été enfouies sur place après sa démolition au XIIIe siècle. Lors des fouilles après l’incendie de la cathédrale, on a retrouvé des fragments entiers du jubé médiéval sous le pavement de la nef. Difficile de déceler dans les amoncellements de pierres du chantier de fouilles, les vestiges de cette ancienne structure détruite. Mais des détails sculptés, visages, cheveux, mains, fragments de corps et de draperies, décors architecturaux ou végétaux, apparaissent peu à peu au milieu des blocs. Beauté des pierres enfouies sous terre depuis des siècles. Visages, végétaux, mains, drapés, cheveux. Un Christ, reposant sur la joue gauche, endormi dans la mort, a les yeux fermés. Modeste par sa taille, la tête sculptée, quelque chose d’émouvant dans son expression. Elle a encore son nez, rectiligne à la forme parfaite. La barbe est finement dessinée, les cheveux ondulent, rehaussés par la polychromie. La douceur et la finesse de ses traits. Une sérénité bouleversante s’en dégage. On a l’impression que les yeux vont bientôt s’ouvrir. Sous les gravats du chantier.
Le monde est éclairé sous une seule lumière
Par surprise, quelque chose déraille. Je ne comprends pas d’où cela vient. Une parole lancée sans réflexion, un geste qui semble vouloir tout effacer. Je regarde ailleurs, je détourne les yeux pour ne pas réagir. Mais à l’intérieur, ça monte. Une chaleur sourde, une tension qui pousse contre les parois. Je m’efforce de rester en mouvement, je marche parce que c’est le seul moyen de tenir. Mes pas s’enchaînent. Le ciel paraît immense mais il ne s’ouvre pas. J’aimerais m’élancer, sentir le vent sur mon visage, qu’il m’arrache ce poids de la poitrine, mais tout reste figé. Les nuages s’accumulent, ils m’écrasent et me perdent. J’imagine les mots que j’aurais pu dire, ceux que je devrais prononcer, mais ils se croisent et se bousculent dans ma tête, trop confus pour faire sens. Impossible de revenir en arrière. J’entre dans la maison, je pose mes affaires. La pièce semble rétrécir. Je reste là, immobile, mes pensées en boucle. Chaque mouvement est un effort. Les moments comme ça sont comme des ombres qu’on traîne derrière soi. Ils nous suivent et se transforment sans qu’on s’en aperçoive. Je n’arrive pas à oublier ce qui m’a mis dans cet état incompréhensible, disproportionné. Une remarque déplacée. Un sentiment d’injustice. Incapable d’en faire abstraction. Je m’assois. Le silence autour de moi devient presque trop fort, mais il m’apaise un peu. Je repense à la lumière sur l’eau, au bord d’un canal que j’ai longé pour rentrer à la maison. C’était simple, et pourtant tout était là. Une clarté rend les choses visibles, jamais évidentes cependant. Elle pose une vérité quelque part mais nous passons à côté sans la voir. Chaque détour que je prends me rapproche de quelque chose que je ne comprends pas tout à fait. Peut-être que je finirai par apprendre à revenir, à dire ce qu’il faut, au bon moment. Mais pour l’instant, je m’en veux encore.
Au pays des matins calmes
En commençant de filmer mon journal du mois de novembre, qui débute pas des plans filmés au cimetière du Calvaire à Montmartre, j’avais espéré le terminer par des images prises au cimetière du Père-Lachaise, afin de boucler la boucle. Mais le mois a été très maussade, ciel gris très bas pendant une longue période, beaucoup de pluie et même de la neige, je n’ai pas trouvé la motivation pour m’y rendre. Et là, de manière inespérée, le ciel se dégage et reste bleu toute la journée. Dans les allées du cimetière, j’essaye de ne pas emprunter le même chemin qu’à mes précédentes venues. Le hasard de mon itinéraire me fait passer devant les tombes de Pierre Guyotat et d’Alain Bashung : entre Éden, Éden, Éden et Fantaisie militaire.