Le visage et ses distances nécessaires. Faire bonne mesure. Limite de discrétion. Dans les banques et certains magasins, ces marques signalétiques au sol qui délimitent une zone à ne pas dépasser, ne pas franchir. Au-delà de cette limite votre proximité devient suspecte, gênante, cette intrusion peut troubler, interférer dans la bonne marche de notre relation. Une frontière sensible. Question d’habitude, des liens qui nous unissent, leur degré de séparation. Trop loin, je ne sais pas qui tu es, et si je m’approche un peu trop, j’ai peine à te reconnaître, à t’identifier. La limite entre l’inconnu et l’étranger est mince, fragile, versatile. Les traits du visage de cette vieille femme se transforment en fonction de mon positionnement. Je la croise régulièrement, de loin. Jamais moins d’un mètre. Elle reste des heures sur sa chaise à garder comme moi les œuvres du musée, à veiller à ce que le public ne s’en approche pas trop près, ou ne les touche par accident. Je m’en aperçois en m’approchant d’elle un jour où ayant tomber son sac elle se baisse pour le ramasser mais peine à se baisser. Je m’empresse de l’attraper à sa place, mon visage soudain très près du sien, c’est une autre femme.
La nuit, les fenêtres éclairées des immeubles parisiens, points colorés multicolores, billes de verres mirifiques qui scintillent dans l’obscurité. Tableau abstrait, comme le jour, ces pans de murs des vieilles bâtisses en ruine, d’immeubles voués à la destruction, dont on a dénudé les murs, créant des espaces vides, des zones désertes, en friche, nues, à l’abandon. Avant de commencer son travail de sculpture, l’artiste esquisse à la peinture ses portraits. C’est à l’aide de burin, marteau piqueur et autres ustensiles qu’il commence ensuite à gratter la surface du mur, à révéler successivement les différentes couches qui le constituent afin de faire surgir les contours et les traits d’un visage. Le résultat gagne ainsi en poésie et en expressivité. Petit à petit, un portrait se révèle. Des expressions et des émotions différentes émanent de ces portraits qui expriment comment les habitants ressentent leur ville. Le jeu d’ombre et de lumière accentue le relief des visages. Par son travail, il donne alors au mur une identité, montrant la relation étroite entre la ville et ses habitants, et comment la ville façonne ses habitants, et comment les habitants sculptent la ville.
« La palissade se dégraderait à terme : parfait support d’affiches et d’inscriptions contradictoires, elle s’était vite rompue à l’usure des choses, intégrée au laisser-aller. Rassérénés, les chiens venaient compisser les planches déjà gorgées de colle et d’encre, promptement corrompues : disjointes, ce que l’on devinait entre elles faisait détourner le regard. » Dessiner ou peindre sur les murs de nos villes, coller des affiches sur ses parois ou ses panneaux d’affichages, c’est y ajouter une fine peau, comme un voile léger. Ces visages directement sur les murs nus, la ville nous regarde, nous observe. Je vois leur visage se retourner vers moi et cette lueur de surprise dans leurs yeux en me voyant ici, effet miroir garanti. « Son parfum levé par-dessus la charogne, Sylvie Fabre luttait cependant contre son effacement personnel, bravant l’érosion éolienne de toute la force de ses deux dimensions. Paul vit parfois d’un œil inquiet la pierre de taille chasser le bleu, surgir nue, craquant une maille du vêtement maternel ; quoique tout cela restât très progressif. »
[1] C’est ce visage qui me reste en mémoire, qui garde trace de mon visage, sous un voile de mystère et d’étonnement.
La mémoire est une affaire compliquée, me disais-tu souvent quand j’essayais d’en savoir plus sur toi, ta famille, tes origines : on peut se souvenir de choses très lointaines et oublier celles que l’on ne veut emporter avec soi. La mémoire on peut l’effacer, la corriger, la redessiner. C’est ce que je fais avec la mienne : je mélange l’enfance, le monde dans lequel je suis née avec mon travail. Je n’ai pas de mémoire de ce qui a été, de la prétendue vérité, mais de ce que je veux que ce soit. J’ai l’impression de n’appartenir à aucun lieu. Je ne crois pas à l’identité car pour moi, notre nation c’est la planète, c’est le réel lieu dans lequel nous vivons, et ça m’intéresse de regarder chaque chose avec une vision globale. J’aime voyager, rencontrer différentes cultures, et j’apprends beaucoup car j’aime être attentive. Chaque nouvelle découverte détermine qui je suis. Dans cette perspective, l’identité est un bloc, un cadre qui empêche de voir le vaste paysage. Ce qui m’intéresse c’est le soleil, la lune, les autres planètes, la voie lactée, et le visage des autres. Je déteste l’idée-même d’identité car chaque catégorie est une limite. J’espère avoir perdu mon identité il y a longtemps.
Tu me racontais qu’enfant tu aimais dessiner sur les vitres à l’arrière des voitures sur lesquelles il avait abondamment neigé, car tu y traçais à même l’accumulation froide des flocons de neige, la forme ironique d’un visage aux traits simplifiés, alerte comme un sourire, ou une langue tirée, voire un point d’exclamation. Mais vous abandonniez vite ce jeu avec tes amies pour vous lancer dans une bataille de boules de neige beaucoup amusante. Sur certaines voitures laissées à l’abandon, inutilisées de longue date et stationnant inertes dans les parkings déserts, les sous-sols d’immeubles froids, les rues isolées, peu fréquentées, sur leurs vitres sales, opaques, recouvertes d’une épaisse et tenace suie de pollution et de poussière, de sable et de terre, vous vous amusiez à écrire le redondant mot sale écrit du bout des doigts, soulignant ainsi toute l’ironie de la situation. Tu rêvais de dessiner des paysages à l’arrière de ces voitures immobiles, les faire voyager sur place. Aujourd’hui, de nombreux murs, trottoirs, façades sales, servent de support à des dessins, des graffitis inversés, préservant à la fois la surface d’intervention, tout en soulignant leur abandon.
[1] L’occupation des sols, Jean Échenoz, Minuit, 1992, p.12.