Mardi 13 mai 2025
Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000
Un film d’Alain Tanner, co-écrit avec John Berger

Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 est le cinquième long métrage de fiction d’Alain Tanner co-écrit avec l’écrivain anglais John Berger.

Conçu comme une « tragi-comédie dramatique de science-fiction politique », le film raconte les destins ordinaires et entremêlés de neuf personnages, dans une « suite de scènes sans liens directs très apparents mais qui viennent peu à peu se « souder » entre elles par des rapports de sens jusqu’à former un faisceau (dont les lignes sont les « prophéties » des personnages) qui vient boucler la fable à la fois au plan du contenu et de la forme ». Pour Alain Tanner, « si un cinéaste veut changer le monde, il doit commencer par changer le cinéma. »

Tanner et Berger se sont rencontrés dans les années 1960 en Grande-Bretagne, alors que Tanner fréquentait les cinéastes du Free Cinema. Leur collaboration débuta par deux courts métrages documentaires : Une ville à Chandigarh (1966) et Mike ou l’usage de la science (1968). Ils travaillèrent ensuite sur les fictions La Salamandre (1971), Le Milieu du monde (1974) et Jonas qui aura vingt-cinq ans en l’an 2000 (1976).

Jonas qui aura vingt-cinq ans en l’an 2000 marque l’apogée de la collaboration entre les deux hommes. L’esthétique du fragment est très présente dans ce film, avec une juxtaposition de saynètes réparties sur huit pistes parallèles correspondant aux huit personnages. Berger fournissait des fragments autonomes que Tanner s’appropriait, déplaçait ou supprimait. L’utilisation d’analogies plutôt que d’allégories dans l’approche de Berger favorisait une construction en réseau plutôt qu’une progression narrative causale. L’introduction de séquences en noir et blanc visualisant les fantasmes des personnages constitue un autre facteur d’hétérogénéité.

Dans une scène du film, le personnage de Marco (Jacques Denis), professeur d’histoire, présente de manière peu conventionnelle à ses élèves des « morceaux d’histoire » avec du boudin. Il représente ainsi l’écoulement du temps et l’écriture de l’histoire, mais aussi, littéralement, le saucissonnage du film en fragments.

Le nouveau professeur d’histoire se présente ainsi aux élèves : N’oubliez jamais que mon père est boucher. Et que ma mère chante très bien l’opérette. Est-ce qu’il y a quelqu’un qui veut venir couper le boudin avec le métronome ? Un jeune homme dans la classe se lève et s’exécute. Le professeur l’interrompt assez rapidement : Bon, ça va, ça va pour le moment. Voilà les morceaux d’histoire ! lance-t-il à l’assemblée en soulevant les morceaux de boudin Comment va-t-on les appeler ? Des heures, des décades, des siècles ? C’est la même chose et ça ne s’arrête jamais. Le boudin se mange avec de la purée de pommes.
Il poursuit en s’essuyant les mains avec un mouchoir : Est-ce que le temps est du boudin ? Darwin le croyait. Quoique la nature de la viande changeait d’un bout à l’autre de la saucisse. Marx, lui, pensait qu’un jour tout le monde s’arrêterait de manger du boudin. Einstein et Max Planck arrachèrent la peau du boudin qui perdit alors sa forme. Il s’interrompt un court instant : De quoi la peau du boudin est-elle faite ?
Une élève répond : C’est de l’intestin de cochon.
Le professeur enchaîne : Regardons maintenant le boudin qui n’est pas encore coupé. On y voit des plis, des méandres. Et c’est de cela que je veux vous parler. De quoi sont faits les plis du temps ? Dans les sociétés agricoles, les hommes croyaient que le temps consistait simplement en cycles, en saisons. Chaque solstice d’hiver contenait le même moment. L’individu devenait vieux, bien entendu, mais c’était simplement parce qu’il s’usait. Il était le combustible qui faisait marcher la machine des saisons. Le capitalisme apportera à l’idée du temps autoroute, autoroute du soleil, autoroute du progrès. L’idée du progrès, c’était que les conquérants n’avaient pas simplement gagné une bataille, mais qu’ils avaient été choisis et désignés en tant qu’êtres intrinsèquement supérieurs. Leur supériorité devait forcément traverser les cycles et les saisons. Elle les transforma en tire-bouchons, dont eux, les conquérants, étaient la pointe. Et avec cette pointe, ils ouvrirent les unes après les autres les bouteilles des cultures inférieures. Ils burent jusqu’à étancher leur soif et jetèrent les bouteilles en s’assurant bien qu’elles se cassent. Ceci était une nouvelle forme de violence. La flèche ou l’épée avait déjà tué, mais ce qui tuait maintenant, c’était le verdict de l’histoire, de l’histoire des conquérants, bien sûr. Avec cette nouvelle violence arriva une peur nouvelle chez les conquérants, la peur du passé, la peur des inférieurs dans leur bouteille cassée. Ah ! Si le passé pouvait un jour rattraper les conquérants, il montrerait certainement aussi peu de pitié qu’il n’en avait montré eux. Au 19ᵉ siècle, cette peur du passé fut rationnellement transformée en loi scientifique. Le temps devint alors une route sans virage. La longueur de la route était une abstraction terrifiante, seulement les abstractions ne se vengent pas. Dès lors, les penseurs du 19ᵉ siècle choisirent la peur de la pensée en éliminant la peur du sauvage et de ses flèches. Et leur route avait des bornes absolument régulières, des millions d’années divisées en heures, en dates, en jours et en heures de travail à pointer sur la machine à pointer, comme du boudin, conclut-il en riant.
Aujourd’hui, enfin, on voit que l’autoroute, l’autoroute du capitalisme, s’effondre. Pour plus de raisons que je ne peux vous en dire dans le petit bout de boudin qu’est cette leçon inaugurale.
Le professeur marque une courte pause, puis il reprend son intervention : Dans un gland, il y a déjà les méandres qui donneront la forme du chêne. Ce que vous êtes, chacun de vous, était déjà là dans les chromosomes au moment de ma conception.
Il sourit, se frotte le front, s’excuse : Non, pardon, de votre conception. La classe se met à rire avec lui.
Je ne suis pas un déterministe, mais dans votre première cellule, il y a un message que vous êtes maintenant en train de lire.
Il se dirige vers le tableau et se met à réaliser un dessin : Il y a des choses qui font des trous dans le temps. Et les trous s’aiment parfaitement. On peut y faire passer une brochette. N’oubliez pas que mon père est boucher. La brochette. La classe rit franchement.
Il se retourne vers la classe de plus en plus dissipée : Le temps se plie pour que les trous coïncident. Et pourquoi n’est-on jamais prophète en son propre pays ? Parce que les prophètes n’arrivent qu’à la moitié des trous.
Il se baisse derrière son bureau : Comme ça. Rire de la classe. Ils sont entre les temps. Personne n’a compris grand-chose à Diderot jusqu’au moment où une génération entière cria monstre à Freud. Fallait ce temps-là pour passer au travers du trou. Les trous que font les prophètes pour regarder le futur sont les mêmes par lesquels les historiens lorgnent ensuite vers les vieux meubles du passé. Regardez-les, lorgner à travers les trous creusés par Jean-Jacques Rousseau pour nous expliquer le 18ᵉ siècle.
Il se rend compte que les élèves sont de moins en moins à l’écoute : Vous regardez vos montres. Bon, c’est l’heure.
Il se lève de sa chaise : on va terminer avec le rythme binaire. Celui du chœur et des batteurs.
Il se met à taper des mains en rythme sur le dessus du bureau en bois. Les élèves l’imitent : entre chaque coup, il y a du temps. Le temps, c’est le fait de reconnaître que le deuxième coup n’est pas le premier. Le temps est créé par l’opposition. En synthèse, le temps se réduit. Le professeur accélère ses battements en rythme avec les élèves qui se mettent à crier. L’embryon humain siffle au travers de l’évolution.
Il siffle. Il se remet à taper des mains sur le bureau de plus en plus vite. Il crie : Dans une synthèse totale, le temps disparaît.
La sonnerie de la fin des cours retentit.

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