Dimanche 1er avril 2018
Documenter le réel pour penser le monde
Photographie documentaire sur Street View

Dans son article autour de Michael Wolf, L’instant décisif est dans Google Street View, Molly Benn nous rappelle que le photographe allemand « a réalisé en 2011 une série de photographies réalisées dans Google Street View intitulée « A Series of Unfortunate Events ». Récompensé en 2011 par une mention spéciale du World Press Photo grâce à une image de cette série, Michael Wolf créée la polémique. » Elle se demande ensuite si « une capture dans Google Street View, due au complet hasard, peut-elle être considérée comme un travail documentaire ? Retrouve-t-on la notion d’instant décisif dans cette nouvelle approche artistique ? »

C’est une erreur de penser que « toutes les images que collectionne Michael Wolf n’existent que par le moment aléatoire où la voiture Google passe pour les capturer. » Et d’affirmer que « le photographe n’a donc aucune prise sur l’image enregistrée. Son travail consiste en la longue recherche d’instants incongrus tels qu’un camion enflammé ou un homme faisant ses besoins derrière une voiture. »

Travailler sur Street View pour un photographe n’est pas différent que lorsqu’il travaille dans la rue, ou en studio. Il y a des règles, des cadres. Prendre une photographie sans appareil photo, même si cela semble contraint, limité, c’est créer à partir de captures d’images. Il est toujours possible de chercher le meilleur angle de prise de vue, le cadrage le plus approprié par rapport à ce qu’il veut montrer.

Chaque photographe qui inscrit sa démarche sur Street View creuse son propre sillon. Jon Rafman est sans doute le plus connu, son travail photographique questionne la traditionnelle notion de l’instant décisif qu’il envisage dans un monde clos, figé, dans laquelle on ne la trouve guère de prime abord.

L’esthétique de la série A Series of Unfortunate Events, de Michael Wolf comme toutes celles qu’il a consacré à Street View, fait apparaître les pixels de l’ordinateur. L’instant décisif n’est pas un concept qui intéresse le photographe/

L’idée de documenter l’ensemble d’une rue trouve son origine dans le projet d’Ed Ruscha sur le Sunset Strip (1966), un livre de photographies continues d’une demi-deux et un mile segment du boulevard 24 mile. Et certainement la découverte de preuves via des caméras de surveillance en circuit fermé est encore plus courante aujourd’hui qu’elle ne l’a été sombre envisagé par George Orwell dans son roman 1984.

Un des aspects du travail photographique de Raymond Depardon est documentaire. Dans son récent Journal de France, par exemple, qui est à la fois un livre d’images édité au Seuil ainsi qu’un documentaire sorti en 2012, est « un regard frontal et a priori assez neutre sur les campagnes du pays et leurs bords de route, écrit Marie Ottavi dans un article paru dans Libération. Peu d’humains mais des bistrots, des façades, des ronds-points, des trottoirs banals, des garages, des champs coiffés de panneaux signalétiques. C’est calme et un peu triste, sans fioritures ni effets de style. »

« J’ai eu envie de revenir au silence de la photographie », écrit le photographe dans la préface de son livre, et si les Français sont bien là, c’est en creux, dans les traces qu’ils laissent dans le paysage, dans ces lieux qui témoignent d’une « histoire quotidienne commune », celle d’une identité française.

Dans son projet Deux visions, Caroline Deulieutraz a sillonné la France, en scrutant Street View, cherché les lieux que Depardon avait photographié, trouvé les mêmes angles et finalement comparé ses images avec le fond constitué par Google. Au final, on ne sait pas si ces doubles, parfois troublants, servent ou desservent les créations du photographe célébré en ce moment au Grand Palais. Depardon aurait-il sillonné la France avec autant de ferveur si l’outil de navigation de Google avait été aussi populaire qu’aujourd’hui ?

Le travail de Michael Wolf sur Google Street View après sa série « A Series of Unfortunate Events » s’est concentré autour de lieu spécifique comme Manhattan ou Paris, dont il inventorie non pas les lieux les plus connus, mais dont il tente de dessiner la trame visuelle.

Le projet de Wolf (comme plusieurs de ses autres projets) crée une bouffée d’inquiétude voyeuriste similaire à ce que l’on éprouve en regardant mes films comme Blow-Up d’Antonioni ou Rear Window d’Hitchcock. Et sans aucun doute, le monde de l’art est rempli d’appropriation du travail d’autrui, d’auto-référence. Alors, est-ce de l’art, l’appropriation, la sociologie visuelle, le journalisme ?

La série de Wolf dépasse bien évidemment la notion obsolète d’instant décisif. Le monde (et notre propre manque d’intimité) est en train de changer que nous le voulions ou non, et qui mieux qu’un ancien-photojournaliste peut nous le montrer ?

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