La nécessité de s’éloigner du point de départ le plus vite possible, d’échapper aux terrasses accueillantes des cafés, à l’activité commerçante du jour et du lieu, Place d’Italie, sur le terre-plain juste à quelques volées de marches du Centre commercial Italie Deux et de ses 130 magasins et restaurants, où de nombreuses personnes se sont donné rendez-vous, sous un soleil inédit en ce début mars. Un homme affublé d’un tee-shirt blanc qui le boudine un peu, est assis derrière une petite table de camping, à l’entrée de l’esplanade baptisée place Henri Langlois en l’honneur du fondateur de la Cinémathèque française. Il demande aux passants de venir signer sa pétition pour lutter conte la fermeture de l’écran panoramique du Gaumont Grand Écran Italie, complexe cinématographique polyvalent qui devait dynamiser le secteur de la place d’Italie (avenue d’Italie - avenue des Gobelins - quartier de la Butte-aux-Cailles), autour d’un pôle consacré à l’audiovisuel. L’immeuble a été construit par le grand architecte japonais Kenzō Tange (auteur entre autres du Mémorial de la paix d’Hiroshima et lauréat du prix Pritzker en 1987).
Le feu est rouge, le temps de réfléchir rapidement à la direction que je veux prendre. Je ne suis pas venu dans cet endroit depuis bien longtemps, si mes souvenirs sont exacts, c’était pour tourner une des séances de mes vidéos géolocalisées pour le dispositif ici même si développé pour microtruc et son projet DCODD, à peine sorti du métro je suis encore un peu désorienté, et c’est ce que je cherche précisément, partir à l’aventure, mais avec en tête l’objectif un peu flottant de traverser le 13ème et le 14ème arrondissement (et si le temps et le parcours suivi me le permettent, de pousser jusque dans le 15ème).
Je m’éloigne donc de la cohue et du vacarme de la place pour m’engouffrer dans l’avenue de la Sœur-Rosalie, voie très peu fréquentée avec un terre-plein central inutilisé. Du côté droit, dissimulé derrière une monotone rangée d’immeuble donnant sur l’avenue, j’aperçois l’Hôtel Mercure avec son escalier hélicoïdal extérieur.
Encadré par un grand mur de pierres meulière, une grille vert pâle qui occulte et révèle dans le même temps la perspective de la Tour Albert, du nom de son architecte Édouard Albert. Cette structure tubulaire, partiellement visible en façade, est caractéristique de ses réalisations, comme le campus de Jussieu. Premier gratte-ciel d’habitation construit à Paris en 1960, cette tour comporte 21 étages. Le 6ème étage est une terrasse, son plafond de 600 mètres carrés a été peint en noir et blanc par le Jacques Lagrange. Peintre de Nouvelle École de Paris, il est également le coscénariste des principaux films de jacques Tati : Vacances de monsieur Hulot (1953), Mon oncle (1958), Playtime (1967), Trafic (1971) et Parade (1974) qu’il a rencontré en 1945 et avec qui il ne cessera jusqu’à sa mort en 1982 de collaborer comme conseiller artistique.
Le sixième étage a été construit plus grand que les autres (ce qui me rappelle le 7ème étage et demi du building dans le film Dans la peau de John Malkovich de Spike Jonze), car l’architecte avait prévu d’y installer une passerelle reliant la tour, rue Croulebarbe, à l’avenue de la Sœur-Rosalie, les deux rues séparées par un fort dénivelé. Et c’est ce que l’on devine très nettement en descendant l’avenue car la rue glisse lentement, en pente douce, suivant l’inclinaison naturelle du terrain dont le mouvement suit, souterrain, celui des rails du métro, reliant le réseau depuis la Place d’Italie, jusqu’à l’entrepôt de la RATP, situé en contrebas de l’avenue. Un cheminement piétons qui aurait permis la mise en scène du monumental Mobilier National situé en contrebas. Mais le projet de passerelle n’a finalement pas été réalisé, la RATP refusant de voir ses bâtiments-entrepôts surplombés. Les grilles de clôture vertes visibles le long de la rue Abel Hovelacque correspondent au niveau de la terrasse couverte de la tour Croulebarbe.
Dans le mur, la découpe d’une ancienne porte condamnée depuis longtemps, c’est le n°26 de la rue Abel Hovelacque. Les artistes d’origine autrichienne jana & js, qui forment un couple d’artistes dont le travail s’inscrit aussi bien dans l’espace urbain que dans des lieux d’expositions fermés, inspirés par la ville et son architecture en perpétuelle mutation, mais aussi par ceux qui la vivent et l’observent, peignent souvent des portraits dans des jeux de miroirs, de transparence et de mise en abîme. Ils utilisent la technique du pochoir reposant exclusivement sur leur travail photographique. Collée sur cette porte condamnée, l’image d’un asiatique fixant notre image à l’aide d’une vieille chambre photographique, dans une mise en scène ravivant le souvenir du travail de Jean Le Gac qui complète ses images par des objets (machine à écrire, appareil photo, projecteur de cinéma) évocateurs d’une fiction qui n’en finit pas de mettre en abyme ses procédés.
Déboucher sur l’avenue au n°73, face à l’ancien théâtre des Gobelins. Cette salle de spectacle construite en 1869, par l’architecte Alphonse Cusin. Le décor de la façade qui présente d’un côté le Drame (l’homme) et de l’autre la Comédie (la femme), fut confié à un jeune sculpteur alors inconnu, Auguste Rodin. À son ouverture, ce théâtre à l’italienne de 800 places accueillait des pièces à grand spectacle, telles que Le Tour du monde en 80 jours. Par la suite, la salle présenta des spectacles de variétés, puis des projections du tout récent cinéma, sous la forme de courts métrages pendant les périodes de relâche du théâtre. Le théâtre devint définitivement un cinéma en 1934, fut transformé en deux salles en 1969, restauré en 1993, mais fermé au public en fin de 2003. Le classement de sa façade le préserve d’une démolition complète. À partir de 2011, le bâtiment est entièrement détruit et reconstruit sur les plans de Renzo Piano pour accueillir la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, souvent dénommé le musée du film muet.
Je remonte l’Avenue des Gobelins, la silhouette du Panthéon se profile en arrière plan, affublé en ce moment d’un drôle de chapeau en pointe, résultat d’un impressionnant échafaudage recouvert de bâches blanches. À l’endroit où je me trouve, l’avenue est une voie d’agréable proportion, en pente douce, bordée de restaurants et de cinémas.
Au n°58 : le cinéma Gaumont Gobelins est fermé pour cause de travaux depuis le 3 décembre 2013. La grille de l’impasse qui longe le cinéma est ouverte, la sortie du cinéma s’effectue habituellement par ce passage pavé, dont les deux parois sont joliment envahies par des plantes vertes qui rivalisent d’invention dans leur jeu d’ombre et de lumière.
Quelques mètres plus bas, la Villa des Gobelins s’échappe discrètement sur la gauche. La lumière du soleil de ce très doux mois de mars, le printemps est en avance depuis quelques jours, rase les murs des immeubles qui forment une légère virgule. La vitre du fleuriste qui fait l’angle offre un élargissement troublant de la perspective. Pas une voiture garée dans la villa. La plupart des volets des premiers étages fermés. Ni bruit de télé, de radio, d’enfants qui jouent ou d’adultes qui se disputent. Tout est fait pour nous permettre d’entendre les oiseaux chanter. Les bruits du boulevard s’effacent peu à peu. Je pousse la curiosité jusqu’au bout de l’impasse clôturée par un très haut mur d’enceinte qui protège les entrepôts de la RATP. C’est dans de tels endroits, peu fréquentés, qui exigent un détour, donc un effort, que l’on s’attend à la surprise d’une petite porte dérobée, qui permettrait de pénétrer dans un autre quartier, comme dans un autre univers radicalement différent de celui dans lequel on se trouve. La ville nous réserve parfois de ses surprises, mais souvent c’est la déception de buter contre un mur qui nous oblige à rebrousser chemin, pour repartir de l’avant.
La Manufacture des Gobelins est une belle bâtisse dont la devanture tardive me laisse malheureusement aussi indifférent que les œuvres qu’elle protège. L’expression faire tapisserie me vient à sa hauteur, je sais bien que c’est injuste, mais passons. J’emprunte la rue des Gobelins (ancienne rue de la Bièvre) car l’ancienne rivière y serpentait, favorisant à l’époque l’implantation de nombreuses teintureries, huileries et tanneries, avant que ces petites industries disparaissent petit à petit lors de la couverture de la Bièvre en 1912.
À l’angle avec la Rue Gustave Geffroy, deux tags de Miss Tic sur la paroi d’un bâtiment, dont je découvre la photographie d’une libraire en ligne Lou Dev que je suis sur Twitter et Tumblr, le lendemain sur son blog d’images. Je ne crois pas que nous soyons passés là-bas le même jour. Ce qui nous crève les yeux nous rend aveugle, affirme Miss tic sur son tag. Je poursuis mon chemin, en méditant cet aphorisme.
Derrière l’ancien bâtiment industriel en brique de la Compagnie Française du Néon, j’aperçois le Château de la Reine Blanche. Le blanc a été jusqu’à Catherine de Médicis la couleur de grand deuil portés par les reines au cours de leur veuvage.
Est-ce là que le 28 janvier 1393, à l’occasion d’une réception donnée par Isabeau de Bavière femme de Charles VI s’est déroulé l’épisode connu sous le nom de bal des ardents durant lequel le roi a failli périr carbonisé ? Les historiens sont partagés sur ce point. Ce qui est certain c’est qu’en 1404, ce dernier ordonna la destruction de la bâtisse.
Hop-Frog est une nouvelle de l’écrivain américain Edgar Allan Poe qui fait partie du recueil Nouvelles histoires extraordinaires. Cette histoire s’inspire de l’épisode du bal des ardents, décrit dans les Chroniques de Jean Froissart.
L’album de Lou Reed The Raven, consacré aux nouvelles et poèmes de Poe, comporte une chanson intitulée Hop-Frog, qui est interprétée par David Bowie.
De l’autre côté du Boulevard Arago, le temple de l’Église réformée de Port-Royal attire mon attention par son architecture, ainsi que la très belle maison adjacente, rattachée au temple protestant. J’aperçois la rue Saint-Hippolyte, dans laquelle je m’apprête à m’engager lorsque j’avise au loin, dans la rue Pascal, le pont routier du boulevard de Port-Royal. Mais je connais trop cet axe et j’ai peur de m’y ennuyer, je décide donc de tourner dès que possible pour m’engager dans de plus petites rues et ne plus trop tarder à rejoindre le 14ème arrondissement. Je reconnais la devanture du Val Café, avec son haut-vent marron, à l’angle de la rue de la Glacière, souvenir d’une précédente promenade, au retour de mon long périple estival à la Cité Internationale de Paris. J’hésite donc à reprendre cette rue dont le seul intérêt se trouve dans ce bâtiment peint avec un rouge minéral saturé pour faire écho aux briques de l’immeuble voisin.
Du coup, je prolonge encore un peu en direction de Port-Royal et découvre une villa, attiré par son grand portail en fer forgé qui m’indique son nom : Cité de Port-Royal. La lumière du soleil est rasante et nettoie les murs de l’immeuble, mettant en valeur la loge du concierge et sa marquise. J’essaye de la prendre en photo sous plusieurs angles, la prise de vue un peu gênée par les barreaux métalliques de la grille qui en empêche l’accès, lorsqu’une mère de famille rentre chez elle accompagnée de son jeune garçon, chargée de sa lourde trottinette et d’imposants sacs de courses. Je lui souris, prêt à lui tenir la porte. Elle remarque mon appareil et me demande si je je veux entrer prendre des photos. Je suis agréablement surpris et accepte bien évidemment sa proposition qui prend la forme d’un beau présent déguisé en privilège.
J’entre donc dans la cité, une voie en impasse, pavée, d’accès privé, uniquement piétonne, et déserte à cette heure de l’après-midi. Entourés de bâtiments d’habitation de six étages formant un rectangle au milieu duquel deux autres bâtiments de même allure forment un T agrémenté d’un agréable jardin planté d’arbres.
Je reviens sur mes pas, en direction du métro Glacière. Je remonte le boulevard Auguste Blanqui, en marchant sous le pont du métro aérien. Sur les immenses piliers peints en gris les portraits de candidats à l’élection municipale se battent à distance. Paris qui ose contre Une nouvelle énergie pour les parisiens.
La rue Ferris me permet de rejoindre enfin le 14ème. Le grand mur d’enceinte en pierre que je confonds tout d’abord avec celui de la prison de la Santé non loin de là, est en fait le mur de l’hôpital Sainte-Anne, ce que je réalise en passant devant la porte d’entrée de l’établissement de soin, rue Cabanis.
Le Plancher de Jeannot est un morceau de parquet de 15 mètres carrés, gravé de 80 lignes de lettres capitales et poinçonnées réalisé en 1971 par Jeannot, jeune paysan béarnais, qui a effectué son service militaire en Algérie en 1959. À son retour, il apprend le suicide de son père, un homme violent. À la mort de sa mère en 1971, il l’enterre sous l’escalier familial, arrête de s’alimenter et commence à graver le plancher de sa chambre d’un long texte. Il meurt quelques semaines plus tard à 33 ans.
Le plancher peut être considéré comme un témoignage d’art brut, il est régulièrement exposé, notamment en octobre 2005 à la Bibliothèque nationale de France et finalement cédé au Centre hospitalier Sainte-Anne à Paris, en grande partie grâce à l’insistance du professeur Jean-Pierre Olié, chef du service hospitalo-universitaire, qui souhaite l’exposer pour combattre la honte et les préjugés qui pèsent sur les maladies mentales.
De l’autre côté du RER, dans la rue d’Alésia, la Maison maternelle Fondation Louise Koppe accueille des jeunes de 3 à 20 ans en difficulté et accompagne par le travail des majeurs handicapés. Sa principale mission consiste à les aider à grandir et évoluer en leur donnant les clés nécessaires pour s’insérer durablement dans la société.
Je prends de la hauteur, monte les escaliers pour rejoindre la rue des Artistes qui surplombe le carrefour à l’intersection de la rue d’Alésia et de l’avenue Réné Coty. Ces quelques escaliers, cette hauteur sur la ville, toute l’atmosphère s’en trouve radicalement transformée. Je marche au milieu de la route (très peu de voitures circulent à cet endroit le samedi après-midi), jusqu’au pied du réservoir de Montsouris, rue Saint-Yves, je reviens ensuite sur mes pas, rue Gauguet, puis file vers la rue de l’Aude avant de rejoindre la rue de la Tombe-Issoire.
Un peu en contrebas de la rue, la Cité Annibal se termine en impasse. Un passage privé relie la Cité à la rue de l’Aude. Une jeune femme sort de chez elle et me laisse entrevoir l’étroit chemin pavé qui relit les deux rues, mais je n’ose pas m’y engouffrer quand poussant la porte verte de son immeuble qui en permet l’accès.
Je reprends la rue de la Tombe-Issoire jusqu’à l’avenue René Coty. Le pont du RER B traverse la rue Dareau. Un SDF a aménagé un curieux espace autour de son matelas à la couverture orange bien bordée, réalisé en carton il forme une troublante alcôve en plein passage, à même le trottoir, sous le pont, et devant un parterre de vélib dont tous les plots de rechargement sont vides.
Passage Dareau, sur ma gauche, je rejoins à nouveau la rue de la Tombe-Issoire et son église Saint-Dominique de style romano-byzantin très personnel, construite en béton armé, avec remplissage de l’ossature en briques et pierres agglomérées, elle ne possède pas de clocher. En se mettant à l’angle des deux rues on voit le socle du campanile qui devait y être érigé à l’origine.
Je contourne l’église pour me rendre Villa Saint-Jacques où je déniche une petite maison de ville où il me plairait bien de vivre. Pas une voiture, c’est un tel luxe à Paris.
Je remonte le Boulevard Saint-Jacques en repensant à cette maison, marchant sur le parking au centre de la voie, pour rejoindre la Place Denfert-Rochereau et prendre le premier RER en direction de la Gare du Nord, afin de rentrer chez moi.
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