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Le lieu en tant qu’acteur même de la narration

Quand je vais voir un film au cinéma, plus ou moins bien installé au fond du fauteuil en tissu rouge, le cadre qui se découpe sous mes yeux m’obsède, il s’anime d’images et de sons au moment où les lumières s’éteignent, signe que la projection du film commence enfin, par le générique le plus souvent, les gens n’y prêtent guère attention, pourtant c’est important le générique, capital même ; lorsqu’on arrive dans une ville pour la première fois c’est le même phénomène, ce chemin ne nous quittera plus quoi qu’il arrive, même si ensuite on envisage la ville par d’autres entrées, on l’aborde par des chemins détournés, y façonnant nos voies propres, la première découverte reste durablement inscrite en nous, difficile de s’en libérer ; je ne peux m’empêcher de regarder autour de moi, sans doute parce que mes yeux cherchent à s’habituer lentement à l’obscurité et qu’il me faut du temps pour entrer dans cette pénombre, accepter cette histoire qu’on me raconte, mais cet égarement se poursuit contre toute attente malgré le récit et les péripéties des personnages, les lieux traversés, je me concentre assurément sur ce qui se déroule devant moi mais mon esprit s’égare, divague et se perd, je regarde à la dérobée le profil de papier découpé de ma voisine, la nuque du jeune homme juste devant moi, ses mèches de cheveux qui s’effilochent en ombres chinoises, la silhouette effacée des spectateurs sur la rangée opposée ; au travail, dans mon bureau qui, dans la bibliothèque parisienne dans laquelle je travaille désormais s’appelle l’atelier, car mes collègues y réparent les livres (découpe, presse, relieuse, odeur de colle et d’Ajax mêlés), devant l’écran de mon ordinateur, je laisse également mon regard traîner par instant sur la droite, dans l’encadrement de l’imposante fenêtre qui cadre le paysage de la place du Colonel Fabien, telle une photographie (ou un film enregistré en image par image), c’est parfois le moteur traînant d’une voiture qui file à vive allure, d’un klaxon retentissant, d’un passant bavard, l’odeur d’une cigarette que les utilisateurs de la bibliothèque viennent fumer sur le trottoir sous nos fenêtres, la ligne blanche d’un avion qui dessine un arc de cercle panachant le bleu du ciel, les reflets du soleil qui ricochent sur les vitres des fenêtres du Siège du Parti Communiste, les ombres des arbres du boulevard de la Villette qui à certaines heures recouvrent de leurs branches entrelacées la coupole blanche protégeant la mémoire des débats du parti, à l’intérieur de laquelle dit-on lorsqu’on allume la salle recouverte au plafond de milliers de minuscules néons, ceux-ci rappellent bruit d’oiseaux qui pépient, le rythme des immeubles dont les courbes dialoguent harmonieusement malgré leurs différences, l’immeuble aux parois vitrées créé par Oscar Niemeyer faisant élégamment écho à l’immeuble d’habitation de l’autre côté de l’avenue Mathurin-Moreau qui monte vers les Buttes-Chaumont, les arbres et leur présence tutélaire, noueux et ondulants, qu’ils soient nus en hiver ou recouverts de feuilles l’été, les reflets de fenêtres qui s’ouvrent et nous aveuglent l’espace d’un instant, dans un signe lumineux qui agit comme un clin d’œil, un appel secret, les bruits de moteurs pétaradants, voitures, camions, leurs pneus trainant, le sifflet des bus à soufflet, les freins crissant des véhicules, les mobylettes vrombissantes, les sirènes hurlantes (toujours difficile de distinguer entre celles des pompiers, des ambulances ou des gendarmes), les cris d’enfants qui se chamaillent, ou blaguent, ou rigolent, ou pleurent, ou appellent au secours, leur tumulte s’évince en contrebas dans le mouvement de leur échappatoire, à l’image de l’incessant ballet des voitures que je ne vois pas dans ma position, assis derrière mon bureau, je les entends seulement, et si je me lève pour vérifier la véracité de ce que j’ai perçu, de ce que je crois avoir entendu, le temps de m’approcher de la fenêtre, le véhicule a disparu, le passant s’est éloigné, la conversation est terminée, les bruits disparaissent très vite remplacés par d’autres sons au point de me faire douter de leur réalité, sans image pour en vérifier l’authenticité, la permanence, en solidifier la trace fugitive, instable, des femmes qui discutent en chemin, un père et sa fille qui parlent de livres ou de devoir, des insultes qui fusent entre passants et les langues qui se mêlent, l’arabe fustige le chinois, le français s’inquiète de l’ukrainien, les publicités sonores pour un cirque dans le grésillement d’un assourdissant haut-parleur au-dessus de sa camionnette bringuebalante, le bruit des chaussures qui frappent le sol en rythme, les talons martelant le bitume, la plupart du temps je ne bouge pas, je reste là à travailler derrière mon écran, concentré, un coup d’œil rapide pour observer le paysage à la dérobé, voir ses menus changements au fil du temps, et dans cette immobilité, le mouvement est avant tout sonore, j’avance sans bouger, ce qui rappelle mes trajets en train, assis près de la vitre, à regarder distrait glisser le paysage sur le côté, à l’abandon, le paysage est ici immobile, mais il entre en mouvement sonore et s’anime d’infimes détails fourmillants aux infinies résonances, les nuages chenus et leurs formes inventives, le vent qui fait trembler les fines branches serpentines des arbres et leurs feuilles affolées, la lumière variant selon les heures de la journée, timide ou prétentieuse c’est selon, au fil des saisons, et la bascule s’opère l’hiver lorsqu’encore au travail le paysage disparaît dans un mode opposé, le ciel s’obscurcit à la hâte, les lumières s’allument chacune à leur rythme, celle des lampadaires et des enseignes commerçantes du boulevard, des fenêtres, des bureaux et des habitations, petites cases vides qui évoquent ces mots croisés désuets dont on complète par habitude distraite la grille de lettres pour composer des mots, et les histoires des habitants dans l’intimité de leur intérieur ; il est temps de rentrer chez soi, d’abandonner son poste, d’éteindre la photocopieuse, l’ordinateur, le sablier tourne en boucle un instant semblant dire reste encore un peu, tu n’as rien oublié ? puis l’écran s’éteint finalement, mais l’image de ce paysage reste longuement en nous, comme après avoir observé trop imprudemment le soleil en face, sa trace imprimée sur notre rétine nous aveugle ; le film s’achève, le générique défile lentement dans la salle de cinéma encore plongée dans la pénombre, certains collègues partent à la hâte avant la fin, avant que les lumières se rallument ; prendre son temps est un luxe, travailler à côté d’un paysage qui nous accompagne jour après jour, comme s’il nous invitait à ce que nous l’inventions, renforce en nous le lien - impalpable, troublant, mystérieux - qu’on tisse avec ce lieu, qu’on appelle communément un cadre agréable.

Ce texte a été écrit dans le cadre de la première séance de l’atelier d’écriture de François Bon sur la notion de lieu : Appréhender le lieu en tant qu’acteur même de la narration.




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