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Lire la ville : Revue Urbaine n°10

La Revue Urbaine (découvrir et repenser les villes européenes) vient de mettre en ligne, l’ensemble de ses numéros.

URBAINE est une tribune militante pour une ville meilleure. C’est une revue collaborative pour ceux qui veulent révéler, valoriser, encourager ou agir pour la diversité de nos villes. URBAINE est un réseau européen de citoyens qui croient au partage des cultures et à l’échange des idées. Les citoyens, c’est vous, et cette revue la votre. URBAINE a été éditée de Novembre 2004 à Juillet 2007 par l’association Dévorateurs d’Espaces et a reçu le prix spécial du palmarès des jeunes urbanistes 2007. Les 14 numéros sont tous disponibles ci-dessous. La publication est arrêtée mais l’association et le réseau des correspondants continue donc n’hésitez pas à les contacter.

J’ai été invité en 2006, par l’intermédiaire d’Esther Salmona, à participer au dixième numéro de la revue, sur le thème : Lire la ville. Comment écrire ou lire la ville sans y être jamais allé ? J’ai découvert Sarajevo à travers les livres. Le texte qui suit est une fiction, ma perception de Sarajevo aussi. La ville y rayonne par son image.

L’instant précis où tout est en ordre, itinéraire repéré, équipe au complet, le compte à rebours a commencé. Les jours passent tellement vite que l’on perd la notion du temps. Tu retires de ton front une mèche de cheveux, et moi, immédiatement, je mémorise ce mouvement. Le tramway sillonne la ville multiple, versatile, utopique. Image diffractée de la vie des habitants de Sarajevo assiégée. L’héroïne, c’est la ville.

Appréhension renforcée par la première image qu’offre la ville. Des corps d’enfants, de femmes surtout, descendus à la hâte dans la terre froide du stade. La vétusté des transports en commun, bus et tramway. Les eaux troubles de la Miljacka qui traverse la ville. Feu rouge et jaune de l’explosion, l’impact de la balle imminent. Dans l’exact alignement de la trajectoire de la balle, sa destination, son point final, la foule, est là, compacte, à quelques mètres. Une impression oppressante.

Dessin de Sarajevo par Pierre Ménard

Je me souviens de ce geste : de ta main gauche. Si tu te fies seulement à tes souvenirs, tu peux oublier beaucoup de choses. Dans les rues, des affiches : attention aux tireurs embusqués. Les murs, les bâtiments, marques du temps. Les pierres se souviennent. Les maisons démolies. Tous les arbres n’ont pas été coupés dans le parc central transformé en cimetière. L’homme ne reconnaît jamais la défaite. Dans le temps suspendu du tir, cette tension chronique. Il veut tout voir, être partout à la fois.

Je me souviens de ta voix vacillante qui déplace la flamme de la bougie. Une tour écroulée sur elle-même, la moitié inférieure encore habitée. Un musée fantôme. Le gardien regarde la télé. Pas l’ombre d’un visiteur. Une femme avec sa propre jambe serrée entre les bras essaie d’arriver je ne sais où. J’ai compris depuis qu’il était impossible de montrer et d’expliquer la réalité dans une ville en train de mourir tous les jours un peu plus.

Ville recroquevillée dans ses caves, haut lieu de l’absurde et de l’attente. Retenue d’une mémoire qui s’efface inexorablement dans un flot d’images contradictoires. Il faut baisser les yeux pour en apercevoir les cicatrices. Personne n’y prête plus attention. Question d’habitude. Les collines verdoyantes de Jahonna et Trebevic encerclent la ville. Faits hautement invraisemblables et pourtant réels.

Dessin de Sarajevo par Pierre Ménard

Rue Vase Miskin. Ces images sur tous les écrans, l’événement y est aplati, parfois mutilé. Dans le bruit de la détonation. Maisons détruites à proximité de l’aéroport. Des pertes significatives avec des milliers de textes irremplaçables. Un pays où le désir d’oublier aura laissé place à la volonté de vivre ensemble. Le coup de feu
retentit sur la droite, dans la foule, suivi d’un second très proche.

Les sons possèdent la puissance d’anéantir nos illusions. La statue de Tito est toujours fleurie et la flamme du souvenir brûle nuit et jour. Sniper Alley répond au signal habituel. Prenez garde, tireur isolé. Il n’en reste plus que la façade, telle une immense coulisse. A l’intérieur tout est incendié et démoli, de fond en comble. Au dire des experts, il sera impossible de reconstruire cet extraordinaire édifice.

Les traces de la guerre subsistent dans la ville. Une parole, un visage, un sourire triste. Des empreintes rouges maculent délibérément le sol, anciens impacts d’obus. Façades criblées de trous, sans ravalement. Une silhouette dans une rue, une ombre qui passe et disparaît. Puis soudain, la détonation. Cette voix dont je me
souviens, comme de la main avec laquelle tu déplaces une mèche de cheveux de ton front.

Le plan d’une ville dit tout de ses habitants. À cet instant l’impact de la balle. Ce n’est pas l’écho de la première. C’est un langage. Un carrefour. Sa beauté n’est pas harmonieuse. Ici on parle sans se voir ni s’entendre. Discordances esthétiques, de l’histoire ancienne, qui s’étire en longueur dans un fond de vallée entre des collines qui la dominent. Ce n’est rien, de plus en plus doucement. Ce n’est rien...


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