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De la Place de la République à la Place de l’Opéra

Les guerriers Bantou de l’artiste Kouka Ntadi sur un immeuble abandonné du Boulevard Saint-Martin. L’artiste y voit plusieurs significations.

« Le guerrier bantou est à mon sens un symbole de retour à notre nature humaine. Bantou signifie humain en langue Kongo. Ce terme désigne également un ensemble de peuples vivant entre le Cameroun et l’Afrique du sud. De plus c’est dans cette partie du monde ou l’on a retrouvé la trace des premiers hommes. »

Quelques mètres plus loin, à la hauteur de la statue d’Isidore Taylor érigée sur une stèle près de la rue qui porte son nom dans le 10ème arrondissement de Paris, un immeuble a été recouvert d’une fine résille pour prévenir des chutes éventuelles des morceaux du revêtement de sa façade.

Continuer d’avancer en se demandant qui était Isidore Taylor. En 1829, il commence à faire transporter à Paris, place de la Concorde, l’obélisque de Louxor dont il avait proposé l’acquisition en 1828, mais la révolution de 1830 arrête l’opération. En 1838, il est nommé inspecteur général des Beaux-Arts. Il est chargé par Louis-Philippe en 1835 d’acquérir des tableaux en Espagne, qui permettent l’ouverture de la Galerie espagnole du musée du Louvre en 1838.

Un couple d’amoureux assis au pied de la stèle. Toujours du mal à photographier les personnes que je croise dans la rue, les couples surtout. Je fais semblant de photographier l’immeuble derrière eux, ce qui me permet de lever la tête et d’apercevoir une drôle de cabane plantée sur le toit de l’immeuble, verrue d’habitude invisible. Je ne l’aurais sans doute pas remarqué sans cela. Le couple, je l’oublie comme eux sans doute qui ne voient pas que je m’éloigne vers le Boulevard Saint-Martin.

Les atlantes du Théâtre de la Porte Saint-Martin portent à bout de bras le titre de la pièce actuellement à l’affiche : Roméo et Juliette. Leurs silhouettes traditionnelles apportent une dignité architecturale. Assise par-terre sous l’un des télamons (la variante masculine de la cariatide), une jeune femme attend quelqu’un avec qui elle a rendez-vous, elle tourne la tête à droite à gauche, impatiente, le regard à l’affût.

Surpris par la beauté de la Porte Saint-Denis vue pour la première fois sous un angle inédit, de profil qui fait écho avec l’immeuble de l’autre côté de la rue à l’angle de la rue de Cléry et du Boulevard de Bonne Nouvelle. L’enseigne au diodes rouges du Change du Sentier m’indique la voie à suivre à la lettre en tournant à gauche et changer de direction.

Changement radical d’atmosphère. Ce que je souhaite, ce que je cherche. Une jeune femme assise en amazone sur un scooter consulte sa messagerie sur son portable, quelques mètres plus loin, un homme fait de même. Discute-t-il à distance, chacun sur son véhicule ? Je me le demande. Un tas de vêtements abandonnés au sol, des odeurs de cuisine, le son de conversation et de télévision qu’on entend assourdie. L’homme au scooter finit par démarrer son engin en se dirigeant vers la jeune femme en contrebas dans un grand bruit de moteur pétaradant. Paysage secret d’Italie en plein cœur de Paris.

La rue Beauregard débouche sur la rue Poissonnière. Sur la devanture d’un magasin en cours de réfection, dont la boiserie a été mise à nue, quelqu’un a écrit à la hâte un message en forme d’aveu : « Papa voulait que je sois avocat, moi peintre. » Je file rue des jeûneurs. Si l’on en croit Jacques Hillairet et sa Connaissance du vieux Paris, son nom vient de l’altération de « rue des Jeux-Neufs », car au XVIIème siècle des jeux de boules venaient d’être établis sur cet ancien chemin de ronde, entre l’enceinte de Louis XIII (les Grands boulevards sont à l’emplacement des fossés) et celle de Charles V (l’ancien nom de la rue d’Aboukir était la « rue des Fossés-Montmartre »).

Sortir des ruelles du sentier désertée en ce dimanche ensoleillée, pour surgir dans la Rue de Montmartre qui élargit heureusement les perspectives. Je me sens bien mais je prends le risque de tourner dans le Passage Vivienne. Difficile de ne pas céder à la tentation. C’est étrange de passer par là un jour où tous les commerces de cette partie de la galerie est vide. Long couloir sordide et froid, plongé dans une demie obscurité. La galerie s’anime un peu du côté du Boulevard Montmartre. Je pourrais prolonger la traversée des passages parisiens en empruntant le Passage Jouffroy, mais je préfère changer de quartier et progresser dans mon parcours. Je me dirige vers le Boulevard des Italiens. Les grands Magasins.

« Ces passages, nouvelle invention du luxe industriel, sont des galeries recouvertes de verre, lambrissées de marbre, qui traversent des blocs entiers d’immeubles dont les propriétaires se sont regroupés en vue de telles spéculations. De part et d’autre de ces galeries, qui reçoivent le jour d’en haut, s’alignent les boutiques les plus élégantes, en sorte qu’un pareil passage est une ville, un monde en miniature. »
Définition tirée d’un Guide illustré de Paris, citée dans Paris, capitale du XIXème siècle.

 [1]

La première étape du parcours s’achève, je le sens, je n’ai rien prévu, c’est juste un ressenti, changement architectural, nouveau quartier. La grand uniformisation haussmannienne des bâtiments s’impose aux promeneurs, la taille des rues, des avenues, leurs reflets dans les vitrines des magasins fermés. Simple transition ou dérive durable dans un nouveau quartier ?

Au niveau du Gaumont Opéra, je tourne à droite dans la rue Glück. Tout indique la proximité de la Place de l’Opéra. Je passe rapidement. Rue Auber, une femme japonaise en train de manger une pâtisserie dans un salon de thé. Le décor mural du lieu est une reproduction photographique aux dimensions impressionnantes d’un couple qui va s’embrasser.

Je prends plusieurs photographies pour tenter d’incorporer dans le même cadre, le visage de la femme qui me tourne le dos, mais dont je parviens à saisir un moment le visage légèrement de biais, tout en enregistrant le motif du baiser qui attrape en fond d’écran la lumière et la ville dans les reflets de la vitre.

Je traverse tous les centres commerciaux du quartier fermés. La Rue de Caumartin devient voie piétonne au niveau du Boulevard Haussmann. Sur les marches ou leur hall aux portes closes, rideaux de fer baissés, des individus s’installent avec leurs affaires de fortune pour discuter en buvant des bières en forte teneur en alcool, tandis que d’autres dressent des cartons autour d’eux pour se coucher derrière et trouver en plein jour un peu d’intimité et de calme.

Signe d’un changement de quartier, nouvelles zones de transition, comme une frontière qui se dessine incertaine. Je me glisse dans la rue Saint-Lazare, la rue de Budapest monte sérieusement pour s’ouvrir sur la place du même nom. Un endroit où je viens pour la première fois. J’hésite sur le chemin à prendre. J’aperçois de loin un immeuble décoré dans la rue de Londres, celui de la Société Française des Eaux Minérales, qui avait son siège social dans ce bel immeuble recouvert de céramiques vertes et bleues décorées. Cette source, dite « Les Perles de Vals » est devenue quelques années plus tard « Vals Perle ». L’appellation de « Perles » est en fait une allusion aux innombrables bulles pétillantes qui se dégageaient de cette eau.

Dans le quartier de l’Europe, toutes les rues portent des noms de villes européennes. Je remonte la rue de Londres en longeant les voies de chemin de fer de la gare Saint-Lazare en contrebas. Le viaduc avec ses entretoises en forme de X a inspiré des peintres tels que Claude Monet et Gustave Caillebotte. Il a été remplacé par un modèle plus moderne aux grilles plus fines en 1931.

Les sangliers sont lâchés Je répète : les sangliers sont lâchés.

La chanson L’Europe de Noir désir refait surface. Une chanson atypique tant par son style adoptant la forme d’une poème déclamé de style surréaliste que par sa forme avec une durée de plus de 23 minutes. La voix entêtante de Brigitte Fontaine dont les messages scandés avec sa voix grave rappellent ceux de BBC pendant la Seconde Guerre mondiale.

J’emprunte la rue de Liège. Je fais le tour du pâté de maison en passant par la rue de Turin et redescends jusqu’à la Place de l’Europe. Tout autour de la place de beaux immeubles avec des très grands jardins en forme triangulaire qui ressemblent à des parcs publics, les habitants pique-nique entre amis ou en famille. L’impression de parcs privatisés, qui laissent une étrange impression.

Rue de Londres, une arche avait attirée mon attention, avec la mention Tivoli. Le Tivoli était un parc de loisirs parisien aujourd’hui disparu qui se trouvait dans l’actuel quartier de la gare Saint-Lazare. Lieu d’agrément et de libertinage de la bonne société, il est resté en activité de 1730 à 1842, même si son emplacement a varié au fil du temps. Un nom de parc et de jardin qui fleure bon l’Italie, en référence aux célèbres jardins de la ville italienne de Tivoli et en particulier celui de la villa d’Este, incongru dans ce quartier, tout sauf bucolique. Enchanteresse, l’appellation dépasse l’invention de promoteur. Légitimée par l’histoire, elle reprend le nom d’origine de la propriété édifiée à l’origine par un fermier général : une « folie » agrémentée de jeux d’eau et de jardins sur huit hectares dans les styles français, anglais et italien.

aristocrate et libertaire, bourgeoise et ouvrière, pourpre et pomponnée de grands siècles et colosses titubants. Regarde tes épaules voûtées, pas moyen d’épousseter d’un seul geste, d’un seul, les vieilles pellicules, les peaux mortes d’hier et tabula rasa... D’ici on pourrait croire à de la pourriture noble et en suspension. il flotte encore dans l’air de cette odeur de soufre.

Dans un beau bâtiment industriel en brique et verre, se cache le Comité d’entreprise de la SNCF au titre énigmatique : Comité des Directions Transverses. Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous !

On se relève de ça ? On se relève de tout même des chutes sans fond.
Nous avons su monter nous avons su descendre, nous pouvons arrêter
et nous pouvons reprendre...

Je me souviens que l’une des premières fois où je suis venu pour le travail à Paris, je suis sorti à la station de métro Europe, rue de Madrid. Depuis plusieurs années, je cherchais à en retrouver le souvenir, une bouche de métro à l’ancienne avec ses décorations art nouveau d’Hector Guimard, sur un terre-plein ouvrant sur une grande place avec une forte présence de trains, une gare à proximité. C’était là, tout me revient avec précision.

Et on entend au loin résonner les clameurs de la foule, les beaux mouvements d’ensemble, les défilés glorieux et puis la lutte des classes.

Les voies de chemin de fer derrière les grilles du Pont.

ça c’était pour l’extase c’est fini.

Sur un grand panneau publicitaire, l’affiche a été arrachée, déroulée jusqu’en bas du cadre vert, mais y reste accrochée ainsi en rouleau, ne laissant apparaître à l’intérieur du cadre qu’un vide immense, donnant l’impression d’une pellicule arrachée à même le paysage.

Rue de Rome : les magasins d’instruments sont fermés. Peu de gens dans les rues, mais une famille passablement bruyante marche devant moi et précipite mon envie de sortir rapidement du piège de cette rue.

Je tourne dans la première rue à gauche, la rue de Bernouilli, attiré par l’architecture du magnifique bâtiment du Lycée Chaptal.

Le style général de la façade de plus de 100 mètres de long, boulevard des Batignolles, flanquée de tours carrées, est rythmé par un avant-corps colossal à cinq travées. Les angles et le centre des façades sont marqués par des pavillons dont les toits sont en pyramide.

La décoration est variée : brique utilisée pour des jeux géométriques polychromes, corniche en dents de scie, chéneaux ajourés en terre cuite, tirants de fer ouvragés. Des reliefs sculptés célèbrent le Commerce, l’Industrie, les Sciences et l’Art.

La vie commence maintenant, et maintenant, et maintenant.

Un artiste amateur du quartier s’amuse à détourner toutes les plaques de rue de la rue Andrieux.

L’enfance de l’art est un lever de soleil. Je répète : l’enfance de l’art est un lever de soleil.

Au milieu du large Boulevard des Batignolles à double voie, des arbres sont plantés, certains bicentenaires, et les badauds viennent s’y ressourcer.

Le public du Théâtre Héberthot, attend de pouvoir entrer pour assister à la représentation de la pièce Le Roi se meurt, d’Eugène Ionesco, avec Michel Bouquet et Isabelle Carré, le soleil est si agréable qu’ils espèrent rester encore un peu à l’extérieur pour en profiter avant de s’enfermer dans le théâtre.

Il y avait dans un pays imaginaire un vieux roi qui croyait tenir dans son poing un pouvoir éternel. Puis un jour, tout bascule dans l’anarchie et dans l’horreur. Le roi doit alors accepter l’inéluctable, le grand rendez-vous avec la mort. Mais va-t-il mourir ?

Le parking du Pont de l’Europe. Les voies de Saint-Lazare en contrebas.

Rue de Chéroy, perspective d’une petite maison en fond d’allée, décor de théâtre qui m’incite à modifier mon parcours, à faire un détour. La rue des Dames, plaisante rue commerçante entourée d’immeubles d’étages de tailles réduites. Je rejoins le Boulevard de Courcelles avec l’idée (mauvaise) d’aller faire un tour dans le Parc de Monceau. Le jardin est bondé, c’est indécent. La moindre parcelle de pelouse est recouverte de corps, certains torses nus (nous sommes encore en hiver).

La fatigue dans le corps, les jambes lourdes. Des envies de ligne droites, d’abandon, de lassitude, pour la première fois depuis le début du parcours.

Au carrefour avec l’Avenue de Villiers (Place Prosper-Goubaux) se trouve la statue d’Henri Hecque affublé d’un bonnet en laine rouge. Cet homme est-il d’origine bretonne ? Je ne trouve aucune information sur lui. Parfait inconnu ?

Souvenir hivernal du Parc Monceau, il y a plusieurs années, temps froid et sec, quelques mères promenant leurs enfants dans leur poussettes, et de vieux messieurs en costumes un peu défraîchi promenant leur solitude un peu lasse, qui ne correspond pas du tout à ce que je découvre aujourd’hui. Il fait grand beau temps. Tout le monde est dehors et s’est donné rendez-vous au Parc. Toutes les pelouses ont été prises d’assauts. Corps avachis, allongés, endormis. Les enfants jouent, les parents crient. Certains parents parviennent même à couvrir de leurs cris et de leurs invectives, les pleurs hystériques de leur fille de sept ans. Je presse le pas pour sortir au plus vite de cet enfer sonore et visuel, du mal à respirer, oppressé, et la peur que ce spectacle déconcertant, viennent, à l’issue de mon périple, me laisser sur une mauvaise impression.

Je marche un peu raide comme un automate, à la fois fatigué par cette trop longue marche et las de traverser ce quartier résidentiel où les gens partent en week-end dans leur maison secondaire. Les rues sont désertes. Les immeubles Bourgeois. Je marche mais ne regarde plus vraiment les rues, le quartier traversé.

La Gare Saint-Lazare prend ses airs de gare de Province dominicale. Quelques passants prennent encore le soleil en attendant l’heure de leur train. La place devant la gare est vide ce qui surprend par rapport à la semaine où il est parfois difficile de se frayer un chemin.

Je reviens lentement vers la Place de l’Opéra où je m’engouffre dans la fraîcheur des couloirs sombres du métro, impatient de m’asseoir enfin et de revenir à la maison, en quelques minutes.

[1Paris, capitale du XIXème siècle, Œuvres, III, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000.


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