Un homme était assis près de la fontaine de Bethesda, au cœur de Central Park, quand nous sommes allés nous y promener dimanche. Il écoutait Night and Day chantée par Franck Sinatra. Il était assis là, sur le banc en pierre, immobile, son lecteur CD à ses côtés, volume monté au maximum, lisant, un léger sourire de contentement ravi aux lèvres, dans ce décor paisible, la fontaine et son ange sculptée, les grandes marches, et le lac où voguent les barques, partie intégrante du lieu, dont nous écoutions chaque mouvement, chaque respiration, ce qui en faisait sa musique.
Si Central Park est le poumon de New York, cet homme en était le cœur, ce dimanche là.
Quelques jours plus tard, je découvre sur Internet la vidéo de Philip Stockton, dans une série d’articles passionnants de Christophe Gazeau : Quand les images superposent différents moments du temps.
« Ce film, écrit Christophe Gazeau qui superpose sur chaque plan des portions d’images filmées à différents moments. Les différences d’éclairage entre les portions d’une même image, ainsi que l’effet de silhouette provoqué par le découpage des zones, produisent un effet presque surnaturel. Elle fait penser parfois à un collage surréaliste qui serait en mouvement. »
Une ville que l’on arpente de jour, la découvrir de nuit et rien n’est plus pareil. L’espace est dessiné à neuf. Une invention. Les rues, les immeubles se transforment, notre regard n’est plus attiré de la même façon, l’horizon s’efface pour l’étincelle, sol et ciel mêlés. Un collage surréaliste qui serait en mouvement.
Satisfaire des désirs et inventer des mondes imaginaires.
The BQE est une voie rapide construite entre la fin des années 30 et le milieu des années 60, elle est devenue le symbole de la société de l’automobile et d’un urbanisme éventreur peu regardant sur la qualité de l’ouvrage. The Brooklyn-Queens Expressway relie comme son nom l’indique deux quartiers de New York. Sufjan Stevens choisit d’y consacrer un film en 2007 pour répondre à une commande de la Brooklyn Academy of Music. Sur un écran partagé en trois parties indépendantes, défilent des images tournées avec une antique caméra 16 mm, par Sufjan Stevens et le photographe Reuben Kleiner.
Accélérées, ralenties, les images se répondent en miroir, se complètent parfois, façon triptyque. La ville, les voitures, les échangeurs routiers, les maisons et les tours, les friches industrielles, le fleuve.
La présence inaltérable de l’autre. Chaque jour y laisse sa trace.
Avancer dans la nuit, à la lumière du jour. Sur les écrans géants qui habillent les immeubles, les couvrent, les décorent, les cachent parfois, découvrir l’ensemble des images de notre vie. Les voir défiler. Quelques fragments collés ça et là, des visages aimés, des paysages traversés, des fous rires, des rêves envolés, des soupirs, des regards. Et toutes ces images qui nous reviennent en mémoire.
Ce parking suspendu dans Times Square prend des formes d’usine rutilante dans l’éclairage nocturne.
De jour, à Chelsea, ce n’est plus le même. Les voitures y sont entassés, dans un périmètre réduit, ridicule, et le terrain vague derrière la palissade en bois qui en interdit l’accès, est un désert qui vaut de l’or (bien plus que le pétrole qu’on extrait encore dans le désert) que l’on protège car il a grande valeur, terrain constructible, là où la voiture, quand on ne peut plus l’enterrer dans des parkings souterrains, et qu’on l’empile dans des immeubles-parkings, n’a plus la même valeur symbole qu’elle avait jusqu’à présent, celle d’une époque révolue qui était bercée par la croyance en un développement économique et urbain infini.
Je ferme les yeux un instant, mon corps chavire, la tête me tourne, je crois tomber, perdre l’équilibre et je me rattrape à temps avant de toucher le sol, avant que tu me vois, avant que tu devines le vertige qui me fait chavirer et que tu me tendes tes bras pour m’empêcher de tomber.
Je marche dans la ville, je fais le vide en moi. Je vois jour, je vois clair en son jeu. Je marche et passe sous le pont.
J’ouvre les yeux et c’est la nuit. Pourtant, tout autour de moi est illuminé, scintillant, vibrant d’une onde électrique, un mouvement général qui touche tout le monde. Autour de moi les gens avancent d’un pas pressé, les yeux grands ouverts, ébahis, bouches bées. Ils ne savent pas vraiment où ils vont, se laissent guider par la lumière, ses changements incessants, comme une ombre qui bouge au rythme du vent. Ils sentent la caresse de ce vent de lumière sur leur visage, son chatoiement délicat, sa douce chaleur. Ils entrent dans la lumière en marchant dans la ville la nuit. Échos et reflets de ces lumières de la ville.
Au carrefour de Ginza à Tokyo, il y a le son sous chaque écran géant. Ici, à Times Square, pas de sons, juste l’impressionnant brouhaha ambiant de la ville qui gronde, qui gémit au même rythme que les images, qui avance et roule, la ville qui jamais ne s’endort, toujours en activité, sur le qui-vive, prête à bondir, à sortir de ses gonds. Pas un son mais un bruit d’images qui se chevauchent, clignotent et s’agitent colorées.
Les différences d’éclairage produisent un effet presque surnaturel qui fait penser parfois à un collage surréaliste qui serait en mouvement.
Les images défilent mais nous ne les voyons jamais vraiment, juste par flashs intermittents qui attirent notre regard, illumine nos pas, par de brefs sursaut de lumière, rehauts de couleurs vives, dans la nuit noire s’en arrêt repoussée, le temps de se tourner et c’est déjà une autre image sur l’écran, un autre moment de notre vie qui apparaît pour disparaître tout aussi vite chassé par un autre un peu plus loin.
La foule autour de nous regarde les mêmes images qui semblent monter d’autres instants de leur vie. Ce sont pourtant les mêmes images que nous regardons ensemble, mais nos regards diffèrent, nos points de vues variés provoquent d’autres récits, d’autres histoires à partir d’une même image. Et chacun voit défiler sa vie dans les images des autres. Les visages, les pays, les rêves et leurs couleurs, celles de la nuit et du jour.
Du jour et de la nuit.