En réaction à mon article sur les œuvres interactives de Kyle Mc Donald, et notamment Exhausting a crowd et Neural Talk, Gabriel Franck me signale en écho le film The Girl Chewing Gum de John Smith.
John Smith, né à Londres en 1952, est l’une des grandes figures du cinéma expérimental britannique.
Dans The Girl Chewing Gum, film réalisé en 1976, une voix autoritaire semble diriger l’action d’une rue animée de Londres. « Alors que les instructions deviennent de plus en plus absurdes et fantaisistes, écrit A. L. Rees, nous prenons conscience que le metteur en scène supposé (pas celui de la séquence) est fictif ; il ne fait que décrire ; il ne prescrit pas les événements qui se déroulent devant lui. Smith investit le spectre de la narration (proscrit par le film structurel) pour faire rebondir les mots face aux images, le hasard face à l’ordre. Précis et direct, ce film préfigure les scénarios plus élaborés, plein d’humour, aux niveaux multiples, drolatiques mais aussi sérieusement et poétiquement hantés par le fantôme indéracinable de la dramaturgie ».
Le film se compose de deux plans seulement qui montrent tour à tour une rue animée de l’Est de Londres et un paysage de campagne, ces deux plans sont associés à une narration en voix off directe voire quelque peu directive. Sur la bande sonore, le narrateur semble en effet être en train de diriger tout ce qui se déroule dans la scène à laquelle nous assistons, les déplacements en cours, et même les éléments fixes du monde, les bâtiments, le ciel, etc. pour qu’il soit en accord avec sa vision des choses, ce qui crée des effets de décalage très drôles.
« « Je sais bien que la voix n’est pas fiable, mais quand même, ce qu’elle dit est peut-être vrai ». Ici la croyance ne transite plus par la fiction de la maîtrise, écrit Romain Lefebvre dans son texte Chew, but don’t swallow, paru dans la revue Débordements, mais elle prend sa source à même le désir de croire qui se loge en chaque spectateur, qui guette la moindre goutte de fiction comme s’il s’agissait d’une eau bénite. Le spectateur n’est pas devenu invulnérable ou imperméable, croire cela serait la dernière illusion, mais plus vigilant. Peut-être même sera-t-on bien plus disposé à croire à la voix qui ment qu’à celle qui prétend dire la vérité, puisque nous découvrons que les deux sont la même.
C’est en opérant son auto-destitution que la voix fonde sa nouvelle autorité, et qu’il peut s’entamer entre elle et nous une relation de confiance (pas au sens où nous ferions confiance à ce qu’elle dit, et la croirions sur parole, mais au sens où elle nous met en position de douter d’elle-même), et non de pouvoir. On trouve au centre du film de John Smith le couple éternel du cinéma, celui du leurré et du leurrant qui, couple moderne, partagent les tâches et échangent leurs positions. Et la rue anodine choisie ne l’est évidemment pas tant que cela, ne serait-ce que parce qu’il s’y trouve un cinéma, devant lequel nous voyons une file de spectateurs avides de mensonges. Il n’y a peut-être qu’une chose à leur dire : « Mâchez, mais n’avalez pas » »
Le film explore avec brio les liens entre l’image et le son, nous faisant prendre constamment conscience, à travers une variété de méthodes subtiles, des multiples façons dont les films documentaires de facture classique ont tendance à guider notre lecture de l’image et de la réalité, tout en prenant, à certains moments, une dimension presque surréaliste. Le réalisateur exalte la puissance de la narration et l’interroge dans le même temps.
S’il est vrai que les tous premiers films de John Smith, dans les années 70, étaient influencés par le mouvement structuraliste, c’est plutôt dans son amour inconditionnel pour la langue anglaise et le langage cinématographique qu’il faut chercher les clés pour comprendre son cinéma. John Smith s’adonne aux jeux de mots, calembours et faux proverbes. Il subvertit les codes de lecture et de montage des images. Et c’est dans la vie quotidienne, les petites choses en apparence insignifiantes, qu’il trouve son inspiration. John Smith brouille les frontières entre documentaire, fiction et expérimental.
Lost sound est un film réalisé entre 1998 et 2001 par John Smith.
Le film constitue une empreinte des particularités et de la temporalité d’espaces urbains, sous la forme de bandes magnétiques trouvées au cours d’expéditions dans le quartier qu’affectionne le réalisateur : East London.
Les fragments sonores provenant de ces cassettes audio, mélangés aux bruits ambiants, accompagnent les images filmées à l’endroit de leur découverte. Partant d’un geste esthétique simple, il s’agit d’une sorte d’enquête où des artefacts culturels, abandonnés et brisés, livrent un ultime message étrangement émouvant sur l’évolution topographie d’un lieu et plus généralement sur l’impermanence des choses. Visuellement, les débris de cassettes et les bandes enroulées autour du mobilier urbain, restent muets ; sauvés du trottoir, leur décodage ultérieur en fournit la bande son correspondante.
À Londres, puis à New York où il vit aujourd’hui, Aki Onda a créé une série de paysages sonores très personnels qu’il nomme radio dramas. Ce sont des récits de la vie quotidienne, composés de bribes d’enregistrements en milieu urbain, de fragments sonores prélevés dans l’environnement, de textes et d’expérimentations électro-acoustiques. Il mène depuis quelques années le projet Cassette Memories, sorte de journal sonore intime de ses voyages et flâneries urbaines, appréhendant le son dans toute sa dimension documentaire, en une musicalisation du réel qui entre en écho avec l’approche avec la dimension sonore des films de John Smith.
« Enregistrement / effacement : le magnétophone comme instrument de diffusion lo-fi, écrit Benoît Deuxant, recourant au scratch magnétique, aux possibilités offertes par les touches d’avance et de retour rapide, comme métaphore de la mémoire humaine et de ses imperfections ».
La combinaison de l’image et du son, à l’instar de Blight, autre film de John Smith réalisé à la même période, sur la construction de la voie d’autoroute M11 dans la zone industrielle de l’Est de Londres, chantier qui provoqua la vive réaction des habitants désirant sauver à tous prix leurs maisons de la démolition, pour éviter de voir leur quartier partir en poussière. Les témoignages des habitants assistant à la destruction de leur quartier, revêtent une dimension documentaire, soulignant indirectement la topographie changeante du paysage londonien, les musiques qu’on entend dans le film, en provenance du Moyen-Orient ou d’Afrique, nous renseignent sur les communautés en présence. L’échelle choisie par John Smith pour évoquer un territoire et ses habitants est celle du détail, du fragment, de l’éphémère et de la versatilité.
Les images enregistrées montrent les changements réalisés sur une période de deux ans dans la région, depuis la démolition des maisons jusqu’au début des travaux de construction de l’autoroute. La bande son comprend des sons naturels associés à ces événements ainsi que des fragments de paroles prises à partir de conversations enregistrées avec les habitants. À partir de leurs souvenirs ainsi que de la musique composée par Jocelyn Pook, le film s’affranchit peu à peu du style du documentaire classique pour livrer une évocation poétique de la perte et du deuil.
« À présent, si nous supposons que les bruits ont précédé les voix, nous pouvons supposer que cela a pu survenir parce que toutes les voix possibles s’étaient déguisées en bruits ; ou encore, parce que, d’une certaine façon, l’ère des bruits s’est achevée, et que l’ère des sons lui a succédé ; ou même qu’une sorte d’invasion des voix s’est produite, qu’à l’origine, au moins une voix étrangère au monde des bruits, s’est introduite en lui ; et alors il se pourra qu’à partir de cet instant, il n’y aura plus de bruits, ou que le présence du son agira sur les bruits, les persuadera de devenir sons, voix. » [1]
[1] Bruits ou voix, Giorgio Manganelli, Christian Bourgois éditeur.