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Vestiges d’un temps ancien

Sur le navire, tu marches sans savoir où tu vas, tu avances au hasard, le chemin que tu empruntes est toujours le même, malgré toi, tu suis aveuglement ce qui est écrit, le plan dessiné que tu déchiffres non sans mal. Sur le navire, tu poursuis ton chemin. Les murs qui t’entourent sont trop hauts pour te permettre de voir au loin, l’horizon est invisible et tu avances le nez dans ton plan, la carte ne t’est d’aucune aide, elle t’empêche même de savoir où tu es, où tu vas et si tu n’es pas totalement perdu. Ton chemin est un labyrinthe dont rien n’indique la sortie, la voie à suivre est à trouver en toi, mais tu ne le sais pas encore, tu ne peux pas t’en rendre compte, le comprendre, il faudrait lever les yeux de cette carte, ce plan que tu suis à la lettre. Il faudrait ouvrir les yeux pour voir enfin où tu te trouves, perdu au milieu d’un labyrinthe de murs qui se dressent en toi. Sur le navire... Tu es perdu, déboussolé, tu tournes en rond comme une souris de laboratoire. Tu repasses plusieurs fois par le même itinéraire sans même t’en douter, tu crois que l’important c’est d’avancer, que tu finiras par trouver ta voie, le chemin au bout de ce couloir, entre ses murs, mais ces murs t’emprisonnent, façonnent ton parcours par avance tracé, boucle qui se boucle sur elle-même, qui n’a aucune issue et dont tu ne soupçonnes pas la vacuité, l’infini répétition.

Zoo Project sur un navire échoué au bord d’une mer d’Aral en partie asséchée




Il existe dans la République du Karakalpakistan en Ouzbékistan, une ville fantôme dont le port de pêche a disparu. Moynaq, c’est le nom de cette ville, était le second embarcadère de la mer d’Aral. Les deux fleuves qui se jetaient dans cette mer, le Syr-Daria et l’Amou-Daria, furent détournés afin d’irriguer les champs des plaines arides de cette région. La culture intensive du coton a progressivement asséché la mer. Aujourd’hui, seuls quelques habitants sont restés sur place, ainsi qu’une douzaine de carcasses de bateaux, squelettes rouillés, livrés au vent du désert, vestiges d’un temps ancien.

Sur le navire, je te sens perdu, prisonnier comme je le suis moi-même. Et j’ai mal à la tête à force d’avancer ainsi dans le vide, et d’entendre résonner en moi tes pas répétés, sans plus savoir si ce que j’entends ce sont mes pas dans le labyrinthe du navire où je me suis perdu ou si ce sont les tiens que j’entends, et qui ne cesseront jamais tant que je n’aurai pas détruit les murs de ce labyrinthe.

La renaissance de la mer d’Aral

Je revois tous les visages des marins que tu as peints sur les montants rouillés des navires abandonnés dans le désert de l’ancienne Mer d’Aral. Chaque visage est un voyage à travers une image d’un lieu traversé par le passé.

Tu as vu une lune timide chercher compagnie dans un ciel vide. Tu as rêvé de lieux lointains. Tu as beaucoup voyagé. Tu n’étais pas toujours seul, mais tu voulais t’éloigner de toi. Chaque fois tu voulais aller plus loin, te dépasser, passer les frontières, envisager l’ailleurs. Tu as vu dans les forêts du Nord de la Suède les pinceaux de phares de voitures trouer la nuit et balayer les arbres. Tu t’es rendu jusqu’à la frontière d’une ville coupée du monde par l’étendue silencieuse des steppes où l’horizon semble n’avoir plus de fin. Tu as vu sur le sol enneigé se glisser des bourrasques de flocons comme des serpents de neige invincibles semblables à des chimères fantastiques. Tu as vu le visage que la terre avait au commencement du monde et qu’elle conserve dans certaines régions isolées. Tu as contemplé un ciel de cristal stérile et pur dans l’hiver Sibérien. Tu as suivi un cours d’eau profond et glacé, tranquille et lisse comme du verre en fusion. Tu as vu de chétives ou prospères orties poussant, n’importe où, devant un mur de parpaings sans usage défini. Tu as vu une grande roue allumée la nuit au-dessus de la ville (tu l’as vu dans la plupart des villes que tu traversées). Tu as vu des congères salies bordant une route avec, au lointain et en contrebas, un groupe de maisons d’où montaient des fumées. Tu as croisé des chevaux immobiles dans une prairie qui descendaient en pente douce vers une rivière dont tu avais lu le nom peu avant sur une carte et que tu devinais sans les voir. Tu as vu un petit lac de montagne s’offrant en miroir à la dilatation d’un ciel rapide et menaçant. Tu t’es confronté au vertige horizontal du voyageur dans la steppe. Tu as vu comment l’hiver, la nuit polaire enveloppe tout, les aurores boréales enflamment le ciel de rouge profond, de vert tendre, de blanc laiteux. Tu t’es assis sous l’abri d’un arrêt de car en rase campagne où une affiche de cirque avec des trapézistes en maillot coloré qui faisaient la voltige achevait de se décoller. Tu as vu les maisons grises et pauvres d’un faubourg ouvrier traversé par des camions. Une passerelle qui tremble et où se sont accrochées des milliers de toiles d’araignées qu’une ligne de néon placée sous elles rend lumineuses. Tu as vu les saules aux branches fines qui formaient une broussaille frileuse le long du rivage noyée sous la neige. Tu as vu la surface de la mer dont le vent soulevait les écailles dorées des reflets du soleil qui scintillaient comme les écailles des poissons. Tu as imaginé la toundra se transformer en marécages. Tu as vu des épaves de bateaux rouillées à l’abandon sur l’ancien fond marin dans la zone asséchée de la mer d’Aral. Et c’est alors seulement que tu t’es rendu compte que le mot navire était l’anagramme d’avenir. Un navire à la dérive.


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