Je voudrais avoir la capacité d’arrêter le temps, ce pouvoir d’immobiliser les êtres, les animaux, tout ce qui est en mouvement, les voitures, les vélos, les trains. Voir les choses sous tous les angles en même temps, modeler ainsi leur image dans mon esprit, avoir d’eux une vue complète, autour de laquelle je puisse tourner, dans une vision giratoire de la réalité. Mais je sais que c’est impossible. Et c’est justement ce qui manque de l’autre côté, la face absente, qui me permet de voir, me forçant à l’imaginer mentalement, à l’espérer ou à la craindre, dans le même temps que je regarde. La force d’une image est de n’avoir qu’un côté, se fabriquer sous mes yeux en une surface, un temps précis, un instant saisi.
J’aperçois cette jeune femme de loin, dans la rue, elle est assise au soleil sur la terrasse d’un petit café, et travaille avec son ordinateur posé sur ses genoux. Son café fumant dans l’air frais du matin me réveille l’odorat, sa fumée grise monte en volutes soulignées par les rayons du soleil rasant à cette heure matinale. Elle est concentrée, lit un texte qu’elle vient d’écrire, en pleine correction sans doute, ses yeux rivés sur l’écran, navigant de gauche à droite, toute à son intense labeur, sa lecture. Elle ne me voit pas, je n’existe pas pour elle, invisible. Je peux m’en approcher et la prendre en photo sans qu’elle ne s’en rende compte. Son immobilité participe à sa mise en image, comme si elle accueillait dans sa gestuelle infime, minimale, l’acte photographique lui-même, nous révélait et nous offrait en même temps que son visage, son image.
Et je comprends ce qui se joue à cet instant là, en rentrant chez moi, casque audio sur les oreilles, en train d’écouter Twillight, extrait de From a Basement on the Hill, le dernier album de l’auteur-compositeur-interprète Elliott Smith. Une chanson que j’ai entendue il y a quelques jours dans un petit café du quartier de Neukölln à Berlin.
Haven’t laughed this hard in a long time I better stop now before I start crying Go off to sleep in the sunshine I don’t want to see the day when it’s dying
She’s a sight to see, she’s good to me I’m already somebody’s baby She’s a pretty thing and she knows everything But I’m already somebody’s baby
Je me trouve transporté là-bas, sur place, dans ces deux endroits en même temps réunis par une mélodie, un souvenir musical, une présence invisible, deux faces d’une même réalité. Comme si prenant en photo un endroit particulier, j’obtenais automatiquement son double inversé.
Je n’ai pas ri comme ça depuis longtemps Je ferais mieux d’arrêter maintenant avant de commencer à pleurer Je vais aller dormir au soleil Je ne veux pas voir le jour mourir