Personne ne saura jamais ce qu’il lui dit. Personne ne saura ce qu’elle lui répond. Personne ne peut comprendre, ne peut imaginer ce qui se jouait entre nous. Personne. Pourtant sur les murs de la ville l’histoire était écrit en toutes lettres. Elle était revenue depuis longtemps, marchant à mes côtés sans que je m’en rende compte, me frôlant, me suivant, m’attendant comme je l’avais attendue une nuit, deux nuits, trois nuits. J’avais fouillé tous les ponts, les parcs, les ruelles et les avenues, les impasses et les patios, j’avais couru de l’un à l’autre plusieurs fois chaque nuit, le jour je continuais. Les murs étaient couverts de graffitis tracés à la main, gravés à même la pierre mais je n’avais pas réussi à déchiffrer ses signes, je suis passé à côté sans les voir. Elle a continué à écrire sur les murs, j’ai continué à fouiller la ville, mais je ne l’ai jamais retrouvée, penchée au-dessus de l’eau, et maintenant je le sais c’est trop tard, il faut tourner la page, ouvrir les yeux.
Je n’avais aucune raison de suivre ces inconnus dans la rue. Mais j’ai tout de suite pensé à toi. Je n’imaginais pas que tu allais te retourner, comment aurais-je pu m’y préparer ? j’avais été surpris de te croiser, de parvenir à te suivre sans que tu t’en rendes compte, libre de t’y observer à ma guise sans risquer de me faire prendre, la filature nous installe malgré nous dans la position instable et pernicieuse du suspect aux intentions douteuses. Je ne pensais pas que tu te retournerais, peur qu’en faisant cela mon corps se transforme soudain en statue de sel : un, deux, trois, soleil. Et pourtant, changeant brusquement d’itinéraire, comprenant que tu faisais fausse route, dans la mauvaise direction, tu as rebroussé chemin. J’ai vu ton corps pivoter sur lui-même, trop tard pour réagir sans en révéler le calcul. La surprise devenant mon imprévisible alliée, j’ai continué à marcher, imperturbable, je ne pouvais plus hésiter, nous allions nous rencontrer et nos regards se sont croisés.
On le sait c’est le début d’une histoire, elle débute souvent ainsi, vous vous engagez sur un chemin et très rapidement vous vous éloignez de la voie toute tracée, vous sortez des sentiers battus, de la même façon apercevoir la silhouette d’un homme ou d’une femme et, sans raison apparente, sans idée préconçue, se mettre à le suivre. On ne sait pas où il va parce que nous même ne savons pas où nous allions avant de le croiser et de décider de le suivre. De traverser toute la ville à sa suite, sans savoir à quoi accorder plus d’attention, nous engage à ouvrir les yeux pour voir cette ville qu’on croyait connaître sous un angle inédit, attiré par cette personne, ses faits et gestes, et la ville qu’il nous présente dans son parcours. Se laisser porter c’est l’idée de départ, mais il faut rester très concentré pour ne pas le perdre de vue à travers les rues de la ville, pour qu’il ne sous sème pas, volontairement ou non. Qu’il ne nous repère pas, et ne se rende pas compte de notre filature.
La rue change à chaque heure de la journée, comme un paysage se transforme sous les variations lumineuses du soleil au gré des passages nuageux, à cette heure-ci la rue était électrique, tendue de mouvements saccadés, flux incontrôlable de passants que j’observais de loin, de l’autre côté de la rue, c’est pourquoi je n’ai d’abord perçu, dans cette masse informe d’inconnus muets et pressés (touristes et travailleurs du quartier), qu’une partie de son visage, sa nuque surtout, son cou nu, je l’ai regardé plus attentivement, la suivant dans son mouvement, et malgré cette difficulté, je distinguais ce geste si particulier de sa main délicate passant dans ses cheveux pour se recoiffer, son geste vif, assuré, sans bruit, l’espace d’un instant elle était là sous mes yeux, elle prenait forme, j’ai voulu la rejoindre sur le champ, m’assurer qu’il s’agissait bien d’elle, et non d’une illusion passagère, j’ai traversé la rue à grands pas, un peu essoufflé par mon effort soudain et ma vive émotion.
Le doute s’insinue dans la lumière soudaine. J’ai déjà été ici avec toi, je n’imaginais pas l’instant présent sans toi à mes côtés, ta respiration au souffle régulier, murmures et soupirs, nos regards muets, tacites, et nos sourires complices. C’est une image du passé, une présence ancienne, que je pensais derrière moi, oubliée, qui revient tout à coup devant mes yeux, et dont l’illumination soudaine court-circuite mon appréhension temporelle avec une telle netteté qu’elle me trouble. L’impression d’avoir été aveugle jusque là, que le voile qui m’empêchait de te voir, vient de s’envoler pour me permettre de comprendre enfin que tu avais été là tout ce temps, non seulement comme je l’avais imaginé après ta disparition, dans mes pensées, mais bel et bien vivante, à mes côtés, comme au moment de notre rencontre, et de tous ces jours passés ensemble. La mémoire de ton visage et l’envie de revivre ensemble la chaîne ininterrompue de sommeil et de veille où le définitif n’aurait pas sa place.
La mémoire est une force active, vivante. « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant. » L’identité se maintient à travers ses métamorphoses. Ce qui est précis, limpide dans ses contours et dans ses formes, s’inscrit sans contradiction avec ce qui est vague ou allusif. Le présent surgit tour à tour comme relique ou réplique du passé. Permanence et dissipation. « D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime. » Certaines images de ton visage se confondent avec celles du portrait qu’il a été et de celui dont je garde jalousement le souvenir, images emboîtées les unes dans les autres jusqu’à l’indistinction, les perceptions et les souvenirs se mêlant en renversants imprévus jusqu’à la confusion des frontières du souvenir et de l’imaginaire, de la perception avec l’image et de la réalité avec le rêve. « Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. » Tout ce que nous vivons, nous le revivons, me disais-tu. Tout ce que nous voyons, nous l’avons déjà vu.
La sensation de dépasser le seuil où nous pénétrons dans un monde qui attire, fait peur, bouleversant notre approche du temps, présent et passé devenant rectifiables selon nos désirs ou nos angoisses. Raviver le désir de vie devant la mort et la perte, pour faire face à un passé douloureux. Cet instant s’inscrit dans le déroulé des moments qui l’ont précédés, comme dans la marche, la succession de nos pas, l’origine de notre point de départ, s’y répercutent et se profilent en même temps dans l’objectif qu’on s’était fixé, la destination finale du parcours, même si l’accident, l’imprévu, viennent nous surprendre et nous sortir d’une ligne toute tracée, d’une voie prévisible, nous nous projetons sans cesse vers l’avant, conscient du double sens de ce terme, dans l’impossibilité que nous sommes de situer dans le passé l’événement revécu, de préciser comment cette résurrection du passé est devenu possible, deux versants d’une même médaille, à la fois temps du passé et perspective d’à venir.
L’air était chaud. À distance, je trouvais qu’elle lui ressemblait plus encore. Ce n’était pas seulement les traits de son visage ou ses expressions, même si je l’avoue sa voix m’avait surprise, sa manière de parler, son accent très différent de celui de Nora, je ne pouvais pas me tromper, ou alors c’était son sosie qui me faisait face, à une trentaine de mètres cependant, ses déhanchements, le ballotement de ses bras le long du corps, marchant la tête haute, c’était bien elle. Les nuages s’amoncelaient au-dessus de la ville, dans le ciel encore lumineux de cette journée printanière. Comme à son habitude elle traînait sur le quai d’Orléans et je l’observais à la dérobée comme j’avais vu faire si régulièrement les voyeurs du quai, penchés au-dessus du parapet, pour ne pas être vu d’en-bas. Le vent s’était mis à souffler un peu plus fort depuis plusieurs minutes, soulevant les feuilles sur les trottoirs sales, le sable et la poussière, annonçant dans un tourbillon, l’imminence d’un orage.
Dans le Square de Barye, elle s’immobilise puis s’allonge à l’ombre d’un grand arbre. Une violente bourrasque de vent se met à souffler, les fleurs du cerisier du Japon tombent en pluie fine recouvrant rapidement le corps de Nora. J’hésite à m’approcher d’elle, mais elle finit par se relever pour observer l’empreinte de son corps sur le sol, une forme fugitive, une trace fragile. Son visage s’illumine comme le ciel qui s’était obscurcie au moment de la bourrasque de vent, puis elle s’éloigne en direction de l’escalier qui permet de rejoindre le quai en contrebas. Je repense aux œuvres éphémères d’Andy Goldsworthy sur la nature du temps, le temps que le vent emporte les poussières de pierres colorées dans le paysage, le temps que le courant emporte les feuilles disposées en serpent coloré dans la rivière, le temps que le soleil sèche la pluie des ombres inversées sur le sol, le temps d’une marée pour recouvrir des arches de sable, celui d’une saison pour effacer des traces dans la neige.