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Cinoques et compagnie

Lundi matin, alors qu’il ne restait que quelques minutes avant la fin de l’atelier sur la ville que je mène à Sciences Po, j’ai entendu la lecture du texte d’une étudiante qui a laissé une impression durable en moi. À la fin de l’atelier j’ai juste eu le temps de lui dire qu’elle devrait lire Un homme qui dort de Georges Perec, que son texte s’y rattachait d’une certaine manière. Elle m’a remercié en me disant qu’elle avait commencé à lire Espèces d’espaces qui est l’un des trois livres que les étudiants doivent lire impérativement lors de ce semestre. J’ai parlé d’Un homme qui dort, mais à la réflexion, c’est au livre de Virginie Gautier que je pensais : Les zones ignorées :

« Tu fermes les yeux, aspirée par le vide tiède que ton corps referme comme un couvercle et enflent alors les souffles, les échos, les soupirs d’une cité sous terre. Murmures tirés des fonds, pressentiment de voûtes humides, de catacombes, eaux claires des puits souterrains, silence distendu. Et enflent alors les chocs assourdis des machines, sifflements, circulation des fluides, bruit de pompe, aspiration, éjection - ce qui ne se tient plus adossé dans le jour se relie au-dessous en venelles et couloirs, enchevêtrement de câbles, de tuyaux confondus-dissociés - fuite des corps, battement des cœurs innombrables et spasmes peut-être, imprévus.

Il n’y a pas de périphérie, de jour de nuit, ni d’extinction. »

En relisant son texte ce matin, j’ai repensé à un homme que j’ai croisé Gare de l’Est en rentrant chez moi lundi à midi après l’atelier. Il était assis sur un banc de la salle des pas perdus, un clavier d’ordinateur posé sur un épais sacs disposé maladroitement sur ses genoux et il tapait un texte invisible dont il m’était impossible de deviner la trame, mais comme il portait un casque audio sur les oreilles, je me suis dit qu’il devait jouer du piano sur son clavier d’ordinateur. L’air distrait, perdu dans ses pensées, le regard absent, ses doigts effleuraient à peine les touches du clavier. Je suis passé à sa hauteur, il ne m’a pas vu.

Ce moment de bascule où tu sais que tu es allé trop loin, difficile souvent de s’en rendre compte, d’en saisir le sens, parfois même d’en revenir, après des heures de travail, d’écriture, les doigts pianotant sans ralentir sur le clavier de l’ordinateur, tu vas te coucher tard dans la nuit, épuisé et excité, le sommeil qui se refuse à toi, tu tournes et te retournes dans ton lit, entre tes draps, prisonnier, et tout ce à quoi tu réfléchis bien malgré toi, bribes de pensées, phrases en suspens, tourne en boucle, à vide, s’écrit dans le noir de cette nuit sans sommeil, en suivant les touches Azerty de ton clavier, lettre à lettre, dans cet épuisant mouvement où se mêle écriture et lecture, où tu pressens ce que c’est que frôler la folie.

Clavier bien tempéré Gare de l’Est, Paris 10ème

En décrivant cet homme un peu perdu, hagard, l’air absent, à l’écoute de sa musique, j’ai pensé à l’écrivain Claude Meunier, qui accorde une attention bienveillante à ce genre de personnages, en écrivant quelques lignes parfois accompagnées d’une photo prise à la dérobée, dans une série sur ces fous croisés dans les rues lors de ses pérégrinations dans Paris, qu’on peut lire sur son site intitulée : Les cinoques. Les cinoques désignant les esprits blessés qui déambulent dans la ville dont les gestes désordonnés qui attirent notre regard.

Dans le cadre des ateliers Lire et écrire la ville que je mène à Sciences Po, j’ai été très marqué par la maîtrise et la force des textes écrits lors de deux premiers ateliers du lundi matin, par l’une des étudiantes. Économie de moyens, sens du rythme, regard sensible et concerné sur le monde, sens du récit et du détail également (l’oreillette pour écouter de la musique et ce que cela transforme de la ville qu’on entend, qu’on traverse, et comment elle nous traverse musicalement). Je lui ai demandé si elle acceptait que je diffuse son texte en regard du mien, ce qu’elle a bien voulu et qui me réjouis. C’est une des grande satisfaction des ateliers, ce que l’on reçoit indépendamment de ce que l’on peut modestement apporter aux participants : pistes d’écriture, écoute et discussions, et le partage qui est toujours au centre du processus de création.

Sciences Po ne souhaite pas que les textes des ateliers soient publiés sans accord des étudiants, ce que je comprends très bien, même si ça limite à mon sens le travail de diffusion que nous pourrions faire plus régulièrement. Le Service juridique considère, comme j’en avais déjà parlé l’année dernière sur le site, que les productions des étudiants doivent rester dans le cadre scolaire et ne pouvaient être diffusées sur Internet.

Mais quand je lis ce genre de texte, qu’il entre en résonance avec ce que j’écris, le cadre de l’atelier est largement dépassé, et avec l’accord de son auteur je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas le publier ici. Le texte d’Héloïse Voisin est profondément nécessaire au même titre que ceux de Claude Meunier, car ils portent sur le monde qui nous entoure et les inconnus qu’on y croise, un peu perdus, oubliés, en souffrance, un regard sensible parvenant à faire exister dignement ceux dont notre regard se détourne habituellement.

Texte d’Héloïse Voisin :

1h59. Elle est seule à l’arrêt de bus Porte de Champerret. Debout depuis une dizaine de minutes, elle finit par s’asseoir après un soupir lourd d’impatience. Elle sort un portable qu’elle range aussitôt, presque trop vite. Non sans soupirer encore. Plus de batterie sûrement. Donc elle regarde en face d’elle, un peu fixement. Le N16 s’avance, s’arrête. Elle monte dedans. D’instinct, elle choisit son siège. Le carré du fond. Dans le sens de la marche. Coté fenêtre, pour y appuyer son crâne un peu alcoolisé.

2h14. Elle descend Gare Saint-Lazare. Pose son doigt sur le tableau des horaires du N02. Sur la case du samedi. Suit la ligne horizontale de ses passages. 1h02, 1h27, 1h42, et ainsi de suite. Elle descend en accéléré le long de sa nuit. 1h57. Où était-elle ? Qu’y faisait-elle ? Avec qui parlait-elle ? Et de quoi ? 2h09. 2h24. Elle remonte ses épaules autour de son cou. Sort une cigarette qu’elle coince entre ses lèvres. L’allume et tire lentement dessus. Un autre homme attend à l’arrêt.

2h30. Le carré du fond. Dans le sens de la marche. Coté couloir cette fois-ci, peut-être par peur de s’endormir contre la vitre fraîche. Elle a mis ses écouteurs, enfin un seul. Peut-être qu’elle aime mélanger à ses morceaux l’agitation de la ville. Peut-être qu’elle préfère la ville avec quelques basses en arrière fond. Parfois, sortie de nul part, elle sourit, et je me demande qui des passagers bruyants, du Paris qui derrière les vitres embuées défile ou de l’écouteur unique qui rythme son trajet lui a arraché ce sourire là.

3h03. Elle arrête le bus en haut de la rue de Rennes. Elle marche, d’un pas vif, très rapide. Je me rends rapidement compte qu’elle suit l’itinéraire du Noctilien. Pourquoi a-t-elle préféré ses pieds ? Elle ne s’arrête pas. Ne ralentit pas. N’attend pas que le feu soit rouge pour traverser. Ne remercie pas les voitures qui cèdent à ses caprices de piéton pressé. Ne s’excuse pas quand elle bouscule. Ne regarde ni les vitrines endormies ni les bars éveillés. Ne se penche pas vers les sans-abris. Passe du trottoir à la chaussée, de la chaussée au trottoir, si rapidement que le dénivelé à chaque fois la fait trébucher. Imperturbable, elle avance. Saint-Sulpice. Saint-Placide. Rennes-Littré. Montparnasse. Elle n’a rien du flâneur, ni même du connaisseur à en juger par les légères hésitations que le ralentissement de sa cadence trahit à chaque embranchement. Paris pour elle, c’est aller d’un point A à un point B. Alors pourquoi marcher ? Peut-être qu’au final, la ville se vit moins sous les yeux que sous les pieds.

3h17. Elle monte dans le N12. Elle demande s’il s’arrête bien à Pont-de-Sèvres. « On me fait le coup à chaque fois, vous vous arrêtez toujours avant », je l’entends dire. Le bus est bondé alors elle reste debout, je suis juste derrière elle. L’écouteur est revenu prendre sa place dans l’oreille gauche. Elle n’est pas tournée vers l’avant, mais vers l’arrière du bus. Elle observe. Ceux qui montent et ceux qui descendent. Ceux qui se réveillent péniblement et ceux qui luttent pour ne pas s’endormir. Au final, tous somnolent. Elle attend le terminus, personne ne la verra descendre. Ne l’a jamais vue descendre. Pas même moi, qui m’arrête à Porte de Saint-Cloud. Et ne peut qu’imaginer, sa démarche rapide, presque désabusée, se diriger vers la porte de son espace à elle. Pas celui qu’elle foule, celui qu’elle habite. Son chez elle.


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