En réaction à mon article sur le son dans le cinéma de John Smith, Ne pas croire les mots sur parole et le travail sonore d’Aki Onda Gabriel Franck me signale en écho le film Café lumière de Hou Hsiao-hsien.
« On arrive en train, comme souvent chez Hou Hsiao-hsien, écrit François Gorin dans Télérama. On est au Japon, comme à la fin du nocturne et flashant Millennium Mambo, son film précédent. On est avec Yoko, une jeune femme qui partage sa vie entre Taipei et Tokyo - comme le cinéaste lui-même, ces derniers temps. Deux villes à la fois lointaines et proches, Taïwan fut jadis colonie japonaise. Journaliste, Yoko prépare un documentaire sur un musicien aujourd’hui disparu, Jiang Wenye - quelques notes entendues le situeront entre Satie et Debussy. Elle a fixé un but quasi mystique à ce qui devient une quête - non plus une simple enquête : le café que le maître obscur fréquentait assidûment. Café Lumière, tout un programme. Qu’y cherche-t-elle, au juste ? Pas le café, elle ne boit que du lait. La lumière, alors, comme Hou Hsiao-hsien est allé retrouver celle d’Ozu, dont le présent film était censé fêter le centenaire (en 2003) ? »
Commandé pour le centenaire de la naissance de Yasujirō Ozu, Café Lumière de Hou Hsiao-hsien s’ouvre sur un train traversant la lumière du petit matin. Ce n’est pas la première fois que le metteur en scène commence ainsi un film avec l’image d’un train. Cette séquence rappelle une scène plus ancienne et primitive du cinéma, qui a débuté par une projection dans un café, avec un train similaire, et avec ce nom particulièrement faste, Lumière.
Yoko (Yo Hitoto) et son ami Hajime (Tadanobu Asano), recherchent dans les librairies et les cafés des informations sur le compositeur d’origine taïwanaise Jiang Wenye, qui a vécu une partie de sa vie à Tokyo au Japon. Ils partent sur les traces d’un Tokyo plus ancien, en partie disparu et dont les derniers souvenirs semblent s’effacer à mesure que les cartes en modifient le tracé et la représentation, dissimulé derrière de nouvelles constructions. Comme les clivages générationnels si caractéristiques des films d’Ozu, le Tokyo ancien semble absent de la ville actuelle, non par mépris, mais plutôt par négligence.
Hou Hsiao-hsien a voyagé en dehors de son pays natal, Taiwan, pour écrire et réaliser ce film, et comme en 2007, pour Le Voyage du ballon rouge, son séjour à l’étranger s’inspire d’une référence cinématographique, dans le cas présent un classique du cinéma japonais, Voyage à Tokyo d’Ozu, qui suit un couple de personnes âgées tandis qu’ils se rendent à Tokyo pour rendre visite à leurs enfants devenus des adultes. Et tandis que son film partage avec celui de son prédécesseur les mêmes clivages et liens familiaux, Café Lumière est avant tout un film sur la ville. Lorsque Hou Hsiao-hsien a commencé à travailler à l’écriture du scénario de son film, il s’est rendu à Tokyo avec une carte de chemin de fer, traçant les itinéraires de ses personnages selon leurs arrêts en gare. Bien que le film tourne autour du personnage de Yoko, qui est retourné au Japon après un voyage à Taiwan (à l’inverse du réalisateur), son errance à travers la ville semble être une condition de son environnement urbain, enveloppée par le mouvement de la ville, elle se glisse dans son flux incessant. La tension nerveuse d’un film comme Millennium Mambo est absent de Café Lumière qui est un film plus doux, voire flou, même si dans la chaleur de l’été Tokyo reste encore imprégnée de son agitation si particulière. La caméra mobile de Mark Lee Ping-bin, loin des plans fixes d’Ozu, capture les transformations inattendues et voluptueuses de la ville, et le film suggère que ces vues changeantes sont autant l’expérience de l’étranger découvrant cette ville qu’une caractéristique intrinsèque à la ville elle-même.
Dans des films comme Voyage à Tokyo, Ozu a fréquemment utilisé des images de trains traversant le paysage pour ponctuer ses drames domestiques. Les trains représentaient alors le symbole d’une nation se modernisant à grande vitesse. Avec Café Lumière cependant, les trains n’agissent plus comme métaphore, ils deviennent le concept central du film. Hajime, par exemple, monte dans les trains pour enregistrer des sons ferroviaires, son oreille est à l’écoute des rythmes des wagon du métro, à l’affût de la voix des speakers, des moindres bruits de la gare. Et tous les personnages passent beaucoup de temps dans les trains, comme pour suggérer qu’être dans la ville c’est avant tout se déplacer à travers elle. Café Lumière s’attache à la façon dont les gens apprennent où ils vont, et ce qui se passe dans ces moments de transition. L’espace de la ville ne se compose pas de pièces fermées dans les maisons et les immeubles, mais s’inscrit dans les connexions interstitielles du train, les rencontres fugaces qu’il provoque, et les possibilités de croisements qui découlent de la proximité des habitants dans ce territoire dense.
Il y a une scène dans Voyage à Tokyo où le couple de retraités observe la vaste étendue de la ville, avouent leur crainte qu’une fois séparés, ils ne soient plus jamais en mesure de se retrouver à nouveau. Cinquante ans plus tard, dans le Tokyo de Hou Hsiao-hsien, les gens vivent désormais isolés, mais ils parviennent à trouver inopinément de rares moments de connexion. Dans la scène la plus remarquable du film, Yoko est dans le métro, appuyée contre la porte vitrée lorsqu’un autre train passe. À travers le flux scintillant des fenêtres, Hajime apparaît de l’autre côté, le bras levé avec un microphone à la main. Il paraît dériver à l’intérieur comme un fantôme. Pendant un court instant, il semble presque en mesure d’apercevoir la jeune femme, même si elle semble de son côté complètement ailleurs, distraite. La chorégraphie complexe de cette scène est un petit miracle, preuve de la précision minutieuse de la mise-en-scène de Hou Hsiao-hsien, qui pour cette seule prise de vue en continu a dû tourner pendant deux semaines.
Après avoir vu le film, j’ai cherché longuement la séquence d’un film qui m’entête depuis fort longtemps, une scène de trains proche de celle de Café lumière, sur le coup impossible à retrouver, avec cette certitude cependant, dont il faut parfois se méfier car elle peut être trompeuse, qu’il s’agissait d’un film de Wim Wenders. Une séquence en partie rejouée lors de notre récent séjour au Japon, lorsque dans un train entrant dans une gare près d’Osaka, notre train s’est mis à longer un autre train et que j’ai pu le filmer.
La récente évocation des scènes de train que le montage de Luc Lagier, cette collection d’images au pouvoir évocateur puissant diffusée dans le magazine Blow up d’Arte dont le film est absent (même si on y voit l’acteur de Wenders dans une scène très drôle d’Alice dans les villes), tout comme Café Lumière du reste, a ravivé en moi la volonté de revoir ce film.
Dans Falshe Bewegung (Faux mouvement), Wilhelm (Rüdiger Vogler), est assis dans son wagon depuis lequel aperçoit Therese Farner (Hanna Schygulla) dans le train qui dépasse le sien.
À la surface, il semblerait que, comme dans un film d’Ozu, rien ne se passe bien. Pour Ozu, bien des moments importants se produisent l’air de rien, sans fanfare, pratiquement sans crier gare. Avec Hou Hsiao-hsien, le drame a été non seulement diminué, mais il a été repoussé hors cadre. Ses intérieurs filmés au ras du tatami peuvent ressembler à ceux d’Ozu, mais plutôt que d’utiliser un cadre large pour tout nous montrer, Hou Hsiao-hsien obscurcit le plus souvent ce qui se passe. Lorsque Yoko révèle sa grossesse à sa belle-mère, sa voix est plate, elle tourne le dos à la caméra. Elle résiste à une explication toute prête, à la fois pour le spectateur et pour sa belle-mère, dont l’exaspération fatiguée se transforme peu à peu en une sorte de panique perplexe. Plus tard, elle annonce à ses parents qu’elle ne se mariera pas avec son petit ami taïwanais parce qu’« il est trop proche de sa mère ». Yoko est à la fois intime et distante. Si elle est presque dans l’ensemble des scènes du film, nous ne voyons que très rarement son visage de face, dans son intégralité. Nous sommes toujours un pas derrière elle comme lorsqu’elle se perd dans la circulation des piétons ou disparaît derrière le mur d’une station de chemin de fer.
La réalisation de Hou Hsiao-hsien n’est pas immédiatement apparente. Le cinéaste réussit à suggérer dans son film un monde à la surface de ce que nous voyons. Son cinéma ne montre pas et il ne dit pas frontalement les choses, son approche est indirecte, il examine les détails et les marges de ses personnages, amplifie les conversations anodines et les détails insignifiants. Dans les scènes familiales, par exemple, le père de Yoko (Nenji Kobayashi) est presque complètement et douloureusement silencieux. Bien que sa femme, plus agitée que lui, le pousse à « dire quelque chose », il regarde au fond de son verre de saké, tourbillonne autour, et n’en boit que de petites gorgées mesurées, pour se tenter de se donner ainsi une contenance. Quand, au cours du dîner, il ajoute une pomme de terre à l’assiette de Yoko, ce petit geste discret en dit long sur son désir de prendre soin de sa fille, et de sa difficulté à le faire naturellement.
Yoko ouvre la fenêtre comme elle le fait à de nombreuses occasions dans le film, et elle regarde à l’extérieur pendant un long moment. Qu’est-ce que Yoko voit dehors là-bas ? Un seuil, une limite de la vision, la sienne et la nôtre à la fois, pour ce qu’elle observe qui ne nous est jamais révélé, nous tournant le dos le plus souvent, nous laissant seulement imaginer ce qu’elle peut penser, imaginer, ce à quoi elle rêve vraiment. Pour le réalisateur, « là-bas » c’est peut-être Tokyo, mais c’est également Yoko, une femme et une ville, toutes deux intimement liées, impénétrables et en constante transformation.
Le Japon vu de dos de Christian Doumet, paru aux éditions Fata Morgana, en 2007, se présente comme un récit de voyage composé de petits fragments. Les images décalées que présente ce livre relèvent directement des expériences de l’auteur en même temps qu’elles illustrent la stratégie du livre afin d’évider les clichés et lieux communs. Comment ne pas tomber dans le danger du « déjà vu » ou « déjà entendu » en écrivant sur le Japon après tant de témoignages déjà existants ?
Voir de dos, ce n’est pas voir l’autre, c’est voir ce que l’autre voit, accompagner son regard, entrer dans sa vue.
Pour parler du film, Hou Hsiao-hsien fait une citation d’Hofmannsthal extraite du texte Leçons américaines : aide-mémoire pour le prochain millénaire d’Italo Calvino : « La profondeur doit se cacher. Où cela ? A la surface. » Avec Hou Hsiao-hsien, où presque rien n’est ce qu’il paraît, la vue depuis la fenêtre est ce qui est le plus profond.