C’est un privilège, une chance inouïe, une occasion à ne pas rater, entrer dans ce repli du monde, cette cache soigneusement protégée, cachée, dissimulée, qu’on ne peut atteindre en ville qu’accompagné, guidé, par une personne avec ses entrées, le code à la clé. Je suis resté un long moment derrière les grilles, souhaitant entrer mais ne le pouvant pas, accès interdit, fermé, pas le droit, l’accès, la clé, de cette propriété privée, inaccessible.
Puis elle m’a fait entrer. Du mal à y croire.
Je marche seul dans les ruelles pavés de la Villa du Port-Royal découverte lors de ma promenade entre la Place d’Italie et la Place Denfert-Rochereau, inondées d’une lumière reflétée par les murs clairs des immeubles, les vitres de leurs fenêtres, leurs perspectives tronquées par la faible distance des parois. Je m’étonne de ma présence dans un tel lieu, crains un instant le piège. Cette femme qui m’a fait entrer dans cette cour toute à l’heure, où est-elle passée ? À peine entrée, elle a tournée à l’angle de l’immeuble, je me suis approché de l’endroit quelques instants après, elle n’était déjà plus là, disparue. Je n’ai pas entendu de porte s’ouvrir ou claquer derrière elle. Et dès qu’elle est sortie de mon champ de vision, tout bruit s’est atténué, j’ai tendu l’oreille, surpris de ne plus entendre les bruits de la ville, en fait ils ne s’étaient pas atténués, ils s’étaient effacés. Plus un bruit. Pas un souffle de vent dans les branches des arbres du jardin central, pas un oiseau dans les airs ou sur les branches des arbres, aucune musique (émission de radio, disque ou instrument que l’on joue avec plus ou moins de talent, faisant ses gammes ou la joie de son auditoire) aucune conversation, ne proviennent des fenêtres ouvertes, d’ailleurs aucune fenêtre ne sont ouvertes, les volets de celles du rez-de-chaussée sont même fermés.
Mais le lieu est si plaisant, si calme et reposant, si attractif, après la cohue du dehors, la ville en émoi, dans ses flux, ses mouvements disparates, qu’il place entre parenthèse.
L’espace des tableaux du peintre De Chirico paraît tendu par un mystérieux destin, et par un phénomène menaçant pouvant à chaque instant exploser en un événement effrayant. En arpentant les ruelles de cette villa, je m’attends à voir apparaître un des personnages de ses tableaux, un de ces mannequins froids, peints avec la même apparente absence d’émotion que les objets qui les entourent.
« La peinture de De Chirico n’est pas peinture dans le sens que l’on donne aujourd’hui à ce mot. On pourrait la définir, une écriture de songe. Au moyen de fuites presque infinies d’arcades et de façades, de grandes lignes droites, de masses immanentes de couleurs simples, de clairs-obscurs quasi funéraires, il arrive à exprimer, en fait, ce sens de vastitude, de solitude, d’immobilité, d’extase que produisent parfois quelques spectacles du souvenir dans notre âme quand elle s’endort... » [1]
Les rues vides, sans habitant, endormies, dirait-on par l’effet d’un charme mortel commué en sommeil (comme dans La belle au bois dormant), de Charles Perrault, les objets prennent soudain une densité inhabituelle, une présence insolite, un aspect étrange et l’on comprend bien la fascination de Giorgio De Chiriquo. Le désert des photographies d’Eugène Atget dramatise le réel, il crée « ce salutaire mouvement par lequel, écrit Walter Benjamin, l’homme et le monde ambiant deviennent l’un à l’autre étrangers. »
De ces paysages de villes désertes émane une atmosphère de mystère, un sentiment d’attente.
« Parfois l’horizon est défini par un mur derrière lequel s’élève le bruit d’un train qui disparaît, écrit De Chirico. Toute la nostalgie de l’infini nous est révélée derrière la précision géométrique de la place. Nous éprouvons les émotions les plus inoubliables lorsque certains aspects du monde dont nous ignorons complètement l’existence, nous confrontent soudainement avec la révélation de mystères qui restaient tout le temps à portée de nous, que nous ne pouvons pas voir parce que nous avons la vue trop courte et que nous ne pouvons pas sentir parce que nos sens sont mal développés, leurs voix mortes nous parlent de très près, mais elles nous paraissent comme des voix venues d’une autre planète. »
Dans l’inconsistance évidente d’une civilisation qui est en train de vaciller. L’inquiétante étrangeté d’une situation impossible. Dans sa série photographie Camera Obscura, l’artiste américain d’origine cubaine Aberlardo Morell utilise depuis 1991 les techniques de la chambre noire, cet instrument optique qui permet d’obtenir une projection de la lumière sur une surface plane, c’est-à-dire une vue en deux dimensions très proche de la vision humaine. Cette technique servait aux peintres avant que la découverte des procédés de fixation de l’image conduise à l’invention de la photographie.
L’artiste couvre toutes les fenêtres avec un film noir afin d’obtenir l’obscurité la plus complète. Ensuite, il découpe un petit trou dans le matériau opaque qu’il utilise pour couvrir les fenêtres de la pièce. Cette ouverture produit une image inversée de la vue extérieure qu’un appareil peut ensuite capter à la suite d’une exposition assez longue de cinq à dix heures.
Mariage étrange et pourtant naturel de l’extérieur à l’intérieur.
Je marche encore un peu dans la villa déserte, je sais qu’il faudra bientôt partir, je ne suis pas ici chez moi. Je jette un dernier regard circulaire sur les immeubles aux angles rigoureux, qui forme un plaisant dédale, un labyrinthe miniature.
Je regrette déjà d’avoir dû en faire le tour trop rapidement alors qu’en entrant j’imaginais ne jamais y parvenir, le cœur battant à l’idée d’explorer l’ensemble de cet espace, d’avoir le temps d’en parcourir tous les recoins, d’en découvrir toutes les surprises promises par cette lumière et ces perspectives avantageuses. Mais tout prend fin.
Et si c’était moi qui, en plein jour, était prisonnier de cette chambre obscure aux dimensions d’un quartier. Je croyais arpenter cet endroit en observateur privilégié mais tout à coup mes certitudes vacillent, je perds mes repères, je ne vois plus très clair, l’impression d’être observé, de plonger au cœur de l’image.
Le vrai privilège, je ne le comprends qu’en sortant de la villa, et bien longtemps après les images fixées commençant à m’échapper à nouveau, à effacer en moi leur troublant écho, je le saisis quand je commence à écrire, à décrire ce qui s’est passé à cet instant-là, dans cette découverte, ce lieu apprivoisé, dont j’ai été un temps propriétaire, en lieu et place. C’est cette opportunité, cette rencontre, cette porte ouverte, ce sourire bienveillant, cet accueil charmant, cette évidence fugace mais enjouée.
[1] Le Surréalisme 1922-1942, catalogue de l’exposition du Musée des Arts Décoratifs de Paris (9 juin-24 septembre 1972), p. 58.