Tant de fois tu avais imaginé, et secrètement espéré, cette curieuse situation sans t’y confronter réellement, tu rêvais parfois de lieux vides dans lesquels tu pourrais marcher librement, mais sans ressentir ce que tu percevais désormais, maintenant que tu traversais effectivement la ville déserte, à l’abandon, sans croiser un seul passant, dans l’inquiétude tenace et grandissante de ces circonstances incompréhensibles. Avancer seul dans une ville vide, c’était un peu comme s’endormir au cinéma pendant la projection d’un film, dans le confort moelleux des fauteuils, le calme de l’endroit, bercé par la musique, dans la pénombre, les bruits de pas sourds, le souffle des respirations, les paroles devenues douces et monotones, pas de cris, le récit avançant lentement. Pas d’images, pas le temps de rêver, mais cette parenthèse sans image.
Ce n’était pas ce que tu avais prévu, la ville calme, blanche, silencieuse, magnifique. Ce paysage ne semblait pas réel, comme s’il avait été généré en trois dimensions avec un ordinateur. Tout ce que tu voyais paraissait en effet dessiné par quelqu’un. Tu pouvais quasiment percevoir la brise légère et le doux rayon de ce soleil pâle qui se coucherait bientôt de l’autre côté de l’avenue.
Les rues étaient lentes et calmes. Dans l’étroite bande de silence qui se plaquait aux murs, un chat égaré, fuyant comme une ombre. Les rues ne menaient nulle part puisque plus personne ne les empruntait. Tu allais d’un trottoir à l’autre, de fenêtre en fenêtre pour scruter un ciel sans nuage. Tu étais là sans personne autour de toi et c’était la première fois que cela t’arrivait. Ton cœur continuait de battre le rythme, la mesure. Tu y pensais par surcroît de présence au rien. Dans les rues interminables que tu remontais sans autre but que celui d’une rencontre de plus en plus improbable, tu te rendais compte soudain qu’il était temps de vivre autrement, en portant un regard inédit sur ton environnement, ce qui t’entourait. Tu avais envie de poser ta paume ouverte sur le dessus de sa main, dans une légère caresse, un contact apaisant, un regard complice, une écoute attentive, une attention, un échange discret mais réel. Tu ressentais le besoin urgent d’entendre sa voix.
Ton esprit ne pouvait s’empêcher de combler l’absence, les manques, en marchant dans la rue déserte, tu voyais tout ce qui n’y était plus, qui avait disparu, et sa trace fantôme. Dans l’entre-deux de la ville déserte, l’indécise absence. Les bruits assourdissants de la circulation en centre-ville. Les conversations enjouées sur les trottoirs. Des adolescents pris de fou rire à la sortie du lycée. Un homme qui attend l’air agacé que son chien finisse de pisser à l’autre bout de la laisse. La musique de Mingus qui s’échappe de la fenêtre d’un immeuble envoûtant la rue, invitant à la danse, à la secousse trépidante. La file d’attente devant la boulangerie pour acheter le pain, les impatients qui se faufilent en douce. Le brouhaha des brasseries, le tumulte en terrasse, tout avait disparu, mais le jour s’obstinait dans sa violence incantatoire à nous les rappeler malgré leur absence. Comme un membre fantôme vient nous harceler de sa douleur invisible.
Odeur du goudron, de poussière, une solitude qu’il te fallait envisager avec la sensation de n’être plus rien. Dans un square isolé, quatre chaises vides semblaient poursuivre une conversation secrète. Un peu en retrait, une cinquième chaise, renversée, paraissait en dehors de leur conversation. Elle n’écoutait pas, distraite. La ville était là, sous tes yeux, gommée par l’évidence, et dans ses plis une insondable menace, indicible inquiétude.
Tu avais marché longtemps et perdu ton chemin. Ce qui t’intriguait c’était ce qui avait disparu soudain alors que tu continuais de percevoir le pépiement des oiseaux nichés dans le arbres comme si, discrets, ils s’y cachaient pour ne pas trop attirer l’attention. Mais tu n’entendais qu’eux. Le léger souffle de vent qui s’était levé depuis que tu étais sorti venait troubler lui aussi cette impression d’abandon. Le vent élargissait les rues et leurs perspectives, soulignait les carrefours, renversait les impasses. Un volet claquait dans l’assourdissant silence et son écho répété mécaniquement dans la cours décuplait son vacarme initial. Un sac en plastique froissé de couleur rose se mît à tournoyer en ellipse ascensionnelle, sa forme semblait plus légère ou flottante, sans qualité ni valeur et comme inaltérable, figure du mouvement, en boucle virevoltante dans sa répétition sans fin.
Tu te sentais seul, replié sur toi-même. En bout de course, ne sachant plus où aller, sans personne croisée sur ta route. Depuis quelques temps déjà tu ne faisais plus rien, flottant pendant des heures, te retournant sur toi-même, oubliant jusqu’au sens de certaines expressions comme perdre la face. Tu ne faisais plus face depuis longtemps déjà. Les mois, les années s’écoulaient sans toi. Tu avais perdu la notion du temps. L’abandon où tu te trouvais était si grand que par moments la sensation de solitude s’intensifiait, pour s’imposer, tenace, et prendre toute la place, à travers toi passaient comme des effluves, si bien que tu en venais à te dire que personne, probablement personne s’étant déporté si loin n’en était revenu, ce que se disaient sans doute les mourants, puisque personne n’en était revenu et n’avait jamais pu raconter une telle expérience, cette épreuve inédite.
Tu étais dans un état de torpeur et d’indifférence lasse. Tu aurais voulu que tout recommence, couler de nouveau pour ensuite te laisser flotter sans sombrer, replié sur toi-même et attendre que ton corps remonte naturellement à la surface, flotter à l’air libre.
Tu entendis la sonnerie lointaine d’un téléphone sans parvenir à trouver sa provenance. Personne ne répondait, personne pour décrocher le combiné. Tu étais seul, qui d’autres pourrait le faire ? Mais en même temps il y avait bien quelqu’un qui téléphonait. Dans cette ville en apparence déserte. Tu mis du temps à comprendre ce que cela signifiait, c’était pourtant évident. Quelqu’un t’appelait. Tu n’étais pas seul. Et tu ne pouvais t’empêcher de penser que cet appel t’était destiné. Tu avais l’impression que cette sonnerie était un message qu’on t’envoyait à travers la ville abandonnée, quelqu’un cherchait à te joindre, à entrer en contact avec toi. Un signe de vie. Un appel au secours. Tu ne trouvais pas d’où provenait le son de cet appel, et même lorsqu’il arrêta soudain de sonner dans le vide, tu continuas à en chercher la provenance fantôme. Une fenêtre ou une porte laissée ouverte, où le son du téléphone aurait pu s’échapper. Mais tu ne trouvas rien. Tu pensas qu’il était temps de rentrer chez toi. Tu avais le pressentiment qu’elle t’attendait à la maison.
Lorsque tu pénétras dans ton immeuble, tu avais encore en tête ce coup de fil entendu à l’autre bout de la ville déserte, mémorisé en toi, l’impression de l’entendre encore en poussant la porte d’entrée vitrée de ton immeuble qui se referma bruyamment derrière toi. Et dans le silence retrouvé du hall tu l’entendis clairement résonner dans l’espace. Il sonnait dans le vide. Tu grimpas à la hâte les deux étages jusqu’à ton appartement. Tu parvins à ouvrir non sans mal la porte de ton domicile, entrant essoufflé pour te jeter sur le téléphone et décrocher précipitamment le combiné. Ta respiration rauque et le bruit que fit ton corps en s’asseyant lourdement sur la chaise de l’entrée, t’empêcha d’entendre les premiers mots de la voix au bout du fil. Allo ? Allo, c’est toi ?
Tu n’étais pas sûr qu’elle était bien à l’autre bout de la ligne. Tu pensais : ce moment où elle va me répondre, ce sera elle devant moi, elle me sourira à distance. Tu oublieras tout ce temps passé loin d’elle, à l’attendre seul, à la maison ou à traîner dans les rues, parti à sa recherche, arpentant tous les endroits où vous étiez allés, tous les lieux que vous aimiez, sans chercher à lui poser de questions, à comprendre pourquoi elle s’était ainsi absentée si longtemps, sans raison, sans explication, juste le bonheur de l’entendre et l’espoir de très vite la revoir, lui sourire, la prendre dans ses bras, de sentir le parfum de son cou, la chaleur de son corps, et les larmes monter en lui. Tu n’entendais pas sa voix mais un souffle parasite, un grésillement métallique persistant. Cette situation paraissait irréelle. Tu me manques. Elle avait prononcé ces mots dans un souffle. Leur écho distancié dans le combiné t’avait troublé au point de te laisser penser qu’elle t’avait répondu, qu’elle était bien là, à l’autre bout du fil. Tu avais répondu : Moi aussi. Tu me manques.