Pont Saint-Louis
Paysage ouvert, accueillant, semblable à une main montrant de son index un but ou un exemple. Vent sifflotant entre les étroits barreaux du pont métallique. Harpe improvisé, malhabile. Cheveux en bataille. Robe volante et frisson dans le cou, le col relevé. Veston, manteau, suivant la saison, bien remontés. Le froid glaçant dans ce couloir, ce courant d’air. Les jours de beau temps, le vent enfin en berne. La main devant les yeux, vaine protection, doigts roses. Les musiciens et les spectacles improvisés en tous genres, magiciens, gymnastes ambulants, artistes débutants. Pas très difficile à satisfaire le public des touristes loin de chez lui. Le charme suranné des souvenirs. Scène à ciel ouvert, plus beaucoup d’autres espaces ainsi, la ville abandonnée à la voiture et à la surveillance généralisée. Tentation d’ailleurs. Le pas au ralenti. Le loisir un peu nauséeux de la contemplation des vagues. L’endroit de notre rencontre. Lieu de rendez-vous idéal, ouvert et l’autre visible de loin.
Ton visage, ton regard, ton sourire. Pas de voiture, de lourdes chaines en interdisant la circulation de part et d’autre du pont. Un heureux entre-deux. Temps suspendu, trait d’union entre les deux îles. Fragile rappel de la forme primitive de l’île. Vestige et vertige. Ici l’espace élargi au-dessus du fleuve. Ses échos clapotants. Péniches filant au ralenti, alanguis par l’air et l’appel des lointains. Les cris des mouettes, les hurlements du vent, les rafales de pluie, les grondements des moteurs dans la rue. Et nous voilà ailleurs un temps transporté. Entrée dans l’île comme dans notre histoire, entre ses vagues comme entre nos draps. Un réel clandestin, ce temps sans signature à perte de contours. Point de départ. Le chemin ouvert devant soi en trois pistes différentes, un choix impossible de toutes manières, chemin invariable plus fort que nous, question d’habitude, d’inclination (d’inclinaison aussi d’ailleurs). Ce trou à présent dans la rumeur, trouble du manque, les yeux fermés.
La ville s’avançant dans la chaleur de l’été comme dans la rudesse de l’hiver. Le murmure de ton absence, ce trouble du manque. A gauche, la place Louis Aragon, la pointe de l’île, une fin pas un début. Une réserve inconnue d’elle-même. En face, la route ouverte en deux, l’hésitation plus forte encore comme un faux dilemme, coincée entre deux cafés, la Brasserie de l’Isle Saint-Louis et le café Saint Régis. La rue Jean du Bellay et la perspective du pont Louis-Philippe perdue au loin. Et dans l’ombre volumineuse de cet espace de frôlements, de frottements, la rue Saint-Louis-en-l’Île. La voie retenue, la seule, l’unique, celle qui descend légèrement en longeant le quai d’Orléans, sous le soleil, dans la lumière atone les jours de temps gris. Dans l’épaisseur du gris. L’île comme un paysage en pleine lumière. Ouverte, offerte. Passage d’une île à l’autre. Souvenirs fantômes. Un lien ténu, fragile, le fer contre la pierre, pas le poids. Non seulement une ombre mais deux. Entre toi et moi.
Quai d’Orléans
Lent arrachement d’un état vers un autre état, d’un endroit à son envers, toujours par un intermédiaire instable. En pente douce. Mouvement de glissement laissant derrière lui une traînée de flaques sombres. Dans les ténèbres cachées par le bleu du ciel. Trajectoire tracée, déplacement latéral, doux doucement, à pas lents, le long du fleuve, l’insomnie d’un très long chemin courbé, d’un dessin prophétique. Une déchirure dans les nuages. Sur les vitres du café les reflets qui ruissellent. Touffes de laine dans le ciel, les yeux détournés. Quelques centaines de mètres de conversation, encore plus loin, bribes esquissées vite effacées derrière soi. En pleine lumière, murs des immeubles à la blancheur aveuglante. Les enfilades d’hôtels particuliers aux façades factices, bâtisses monotonement élégantes avec leurs fenêtres et balcons alternés. Regards détournés et de l’autre côté la rive, contrejour parfait de frise. Le Panthéon et sa coupole. La ville et ses toits irréguliers, ses cheminées.
Ouvert d’un côté sur le fleuve et la rive opposée. Vers un horizon tout jeune et fragile. Sans regard pour le passant aux yeux baissés. A l’autre bout du monde. Les pavés réguliers. Le sol tremblotant d’hésitation. Lueur d’argent timide. Le fleuve, filtre et miroir. Le soleil dans les yeux. Une vague mais plus qu’une vague. Sens inverse du courant. Dans l’étirement des heures sans rien à l’horizon. Des vagues et des vagues, jamais exactement les mêmes spirales, les mêmes torsions, autour de soi-même des branches recouvertes d’une couche de feuillage, la poussée de leurs lignes. Foule en chemise claire, longues robes fleuries. Apparitions passagères. Sur le quai en contrebas, les chiens aboient contre les vagues, spectacle réjouissant. Le ressac assourdissant de l’eau, et les passants à tête d’épingle, points noirs sur fond blanc, leurs mouvements erratiques, insaisissables. Dans l’étirement des heures sans rien à l’horizon. Seul mais fuyant la solitude dans la nuit comme en plein jouir.
Rue Boutarel
Une sortie hors des limites. L’indice et l’écho, le ricochet. La résonance et l’évasion. L’obsédante exiguïté de la rue, telle une ligne d’écriture répétée sans fin. Un étau d’ombre à la verticale. D’abord simple voie privée, fermé par une grille à chacune de ses extrémités, puis classée voie publique, une rue peu lumineuse, étroite, sans doute à cause de la hauteur des immeubles. Ton adresse. Une rue calme aux larges fenêtres. Derrière toutes ces vitres aveugles attisant le vice ou l’amour. Devant ta porte. Dans l’attente d’une alternative, d’un retour possible. Le bruit des pas comme des doigts impatients tapotant la table de leurs protestations passionnées. Derrière la fenêtre fermée, froissement des ombres et des gémissements dans la nuit. Le commencement invisible d’une relation amoureuse. Ravisseur et ravi. Un tunnel sombre. Ton absence insupportable, inadmissible, la ville et ses rues, entre les ruses et l’érosion contrariées. Mais plus seul. Échos de nos voix malgré l’obscurité.
Place Louis Aragon
Descente de la rue vers le quai en pente, calme et fuyant. Trottoir surélevé penchant légèrement en avant. A l’intérieur pour ne pas le voir de haut, sur les hauteurs. Pénétration immédiate dans la chaleur opaque. Avec lenteur. Trébuchant sur tous les obstacles vivants, sur la dureté minérale de l’ensemble. Sans dire un mot, les cheveux dans les yeux, un livre à la main. Un paysage de fleuve et de ville ancienne. Promontoire entre le ciel et l’eau. Pas une place, un recoin isolé, rassurant, à l’abri de nos insomnies, de nos dérives, une île dans l’île. Lieu d’accueil et de passage. Piège pour nos ennemis. Place auréolée de sombres nervures, les arbres dénudés en hiver, mur estival des feuilles fermant la totalité de l’horizon, pavés mal assortis, la chute proche. Ondulations, herbes, cailloux et sables de la peau. Face à moi la ville, l’aménagement du ciel. De longs passages d’un horizon à l’autre. Un horizon tout jeune et fragile de plusieurs siècles. Parapet, point d’appui de l’oubli.
Passage d’un creusement à une découpure et une transparence. Tentative de déchiffrement. Profondeur et surface. Une brise légère, à peine une brise, un souffle, à peine un souffle. Regard alentour, vérification tardive, se sentir chez soi. Lieu des retrouvailles, des attentes, lieu des rendez-vous et des baisers, endroit d’inquiétude aussi, et des départs soudains. Le début d’une spirale. L’eau, l’écume, quelques oiseaux. Le crissement d’un freinage sous la pluie. Les cloches de la cathédrale Notre-Dame. La démarche hésitante et légère à la fois. La pointe de l’île comme proue d’un navire à la dérive, l’ouverture du monde si jamais, mais cependant pourquoi pas ? Dans la trace de ton visage vieillissant en reflets à travers les ombres des arbres, qu’une illusion bien sûr, le cœur battant du piège refermé sur ma poitrine. Mon dernier souvenir de toi. Complice. Un soupir. Immobile, incapable de faire un pas depuis le temps. Au repli des seuils. Des paroles de silence. Contre toute attente.
Ce texte a été écrit dans le cadre de la deuxième séance de l’atelier d’écriture de François Bon sur la notion de lieu : Comment un récit peut-il donner l’impression qu’on se déplace dans le réel qu’il représente ?