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Portraits arrachés à la ville flux

Pour répondre à la la proposition du jour dans le cadre des 40 jours d’ateliers d’écriture lancée par François Bon conçue comme une suite de Portraits arrachés à la ville flux, j’ai suivi sa première idée autour du carrefour de Shibuya à Tokyo, à partir des images tournées sur place lors de mon séjour en novembre 2019.



J’avance. Je ne vois rien. La musique des immeubles avec leurs publicités aux images obsédantes et répétitives, lumières clignotantes, signes enchevêtrant, et ce bruit inouï qui se mêle aux sons de la circulation, des métros aériens, de la gare toute proche, et des avions dans le ciel. Une jeune femme dans un long manteau vert kaki qui porte une besace de couleur bleu, la lanière en cuir au creux de son bras replié, dans le pli du coude, la main serrée sur son téléphone portable tout contre son cœur. J’avance. Je ne peux pas regarder les immeubles qui entourent le carrefour et traverser sans risquer de me heurter à l’un des passants qui vient en sens inverse. Une femme brune, lunettes aux fines montures, vêtue d’une robe en jean, d’une veste en laine côtelée bleu marine, elle porte son sac à dos noir sur sa poitrine, elle fouille à l’intérieur pour en sortir un titre de transport sans y jeter le moindre regard, la force de l’habitude. J’avance. Les regards sont fuyants. Le pas pressé. On ne pas tarder pour traverser le carrefour et parvenir de l’autre côté de la rue avant que la sonnerie retentisse. Une grande femme élégante marche lentement, puis elle se retourne avec aisance, dans ce geste ses longs cheveux châtains aux reflets chatoyants brillent dans la lumière, leur mouvement ondoyant paraît ralenti comme dans ces films publicitaires pour un shampooing ou une teinture pour cheveux, on dirait qu’elle cherche quelqu’un dans la foule, ses yeux furètent à droite à gauche, elle passe sa main dans ses cheveux, redresse une longue mèche devant ses yeux, son allure ralentie elle s’arrête un court instant au milieu de la foule, elle pose pour une photo. J’avance. Sous le regard de Takeshi Kitano. Cette jeune fille discute avec son amie qui lui pose une question, gênée, ne trouvant pas de réponse immédiate, elle caresse machinalement le lobe de son oreille. J’avance. Je me rends compte que je suis entouré par de très nombreux touristes. On les remarque facilement, et pas seulement à cause de leurs vêtements ou de leur taille ou de la couleur de leur peau et de leurs cheveux, mais surtout car leur allure n’est pas la même que celle des habitants. Ils sont fascinés par l’endroit, et ne peuvent s’empêcher de regarder les immeubles avoisinants et de vouloir ressentir ce moment si particulier au milieu de ce carrefour. Elle s’est baissée, genou au sol, pour prendre une photographie avec son smartphone, mais on ne voit pas dans la foule la personne qu’elle vise, qu’elle cadre, ainsi agenouillée, ce qui laisse un temps l’impression qu’elle photographie l’immeuble du Starbuck. J’avance. Quand on marche, il ne faut pas réfléchir à ses pas, à la technique de la marche, c’est le meilleur moyen de perdre le naturel de ce geste et de chanceler. Deux jeunes collégiennes en costume identiques mais cravates dépareillées, discutent ensemble, l’une porte un masque qui ne couvre que sa bouche, elles sont très chargées, à la sortie de l’école. J’avance. Je me sens invisible. Personne ne me voit, personne ne me regarde. Je peux filmer sans me sentir étranger. Cet homme très élégant avec son manteau en tweed de la même couleur que son pantalon beige, marche en se tenant bien droit, son bras gauche remonté dans le dos, le poing fermé, rebelle. J’avance sans savoir où je vais, en répétant plusieurs fois de suite cette traversée en aveugle, sans en voir le bout, ni la fin. Avec son costume ce jeune homme progresse de manière nonchalante, sa besace rose jetée sur l’épaule, dans sa main son portable, il vient juste de consulter sa messagerie, son rendez-vous vient d’être annulé, cela se lit sur son visage fermé, déçu. J’avance. Il y a tellement de gens autour de moi, c’est difficile de s’arrêter au beau milieu de la route. Le mouvement des passants autour de moi m’incite à poursuivre, ici l’arrêt n’est pas admis, l’immobilité inacceptable. Il traverse le carrefour après tout le monde, avance d’un pas décidé, dans la main gauche un dossier de couleur verte qui jure avec son costume de marque bien coupé. J’avance. Le temps suspendu d’une traversée en solitaire. rien ne peut m’arrêter. Ce vieil homme débonnaire aux yeux cernés boite avec sa jambe gauche claudicante et sa main plongée au fond de la poche de son pantalon. J’avance. Le sol se dérobe sous mes pieds. On ne voit la route que lorsque les voitures attendent leur tour, à l’arrêt aux feux rouges et que les piétons attendent encore un instant avant de traverser enfin. Ce court instant où les voitures sont encore à l’arrêt et où les piétons attendent encore avant de se lancer à l’assaut du bitume. Ce touriste traverse le carrefour en pointant devant lui comme un bouclier son téléphone pour enregistrer sa traversée mais il n’a pas la pratique des japonais qui peuvent traverser cet endroit sans risquer de s’entrechoquer avec leur nombreux vis-à-vis. Dès qu’il croise du monde face à lui, il dévie de son chemin initial sans oser poursuivre son film. J’avance. Les passants commencent à marcher sur les très larges bandes blanches des passages-piétons mais très rapidement ils s’en éloignent, la foule est trop dense pour que tout le monde aille dans le même sens, ils prennent des raccourcis pour réussir à traverser le carrefour dans les temps. Une femme sur son vélo électrique rouge qui roule tout seul sans qu’elle ait besoin de pédaler, les bras chargés de lourds sacs en plastique, elle lève les jambes pour ne pas entraver son avancée. J’avance avec elle. J’avance avec eux. Ce petit garçon tire la main de son père à ses côtés pour presser le pas et traverser à temps de l’autre côté de la route, leurs deux allures tressautent en s’éloignant enjoués dans la foule comme s’ils allaient ensemble au manège. J’avance. Je ferme les yeux. Les images défilent en boucle dans ma tête. J’avance. Je continue d’avancer.


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