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Immeubles plats et pièges à fantômes

Dans l’article que j’avais consacré aux Dents creuses, et plus généralement à l’entre-deux urbain, j’avais cherché à saisir comment, en construisant dans l’espace de ces dents creuses, on contribuait « à construire la ville sur la ville » ce qui créait une zone en transition, un entre-deux passager.

J’ai découvert à ce sujet le mémoire de Quentin Roux que je n’avais pas encore lu à l’époque et qui vaut le détour : Dynamiques et pratiques interstitielles dans les villes contemporaines, qui évoque longuement la situation de Detroit, dans le Michigan.

En me promenant dans le 13ème arrondissement, revenant dans la rue Cantagrel où Romain, puis Damien ont vécu, il y a plus de vingt ans (et je crois bien ne pas y être retourné depuis), j’ai découvert la façade d’un immeuble plat comme il en existe de très nombreux à Paris. Pour prendre la photographie de l’immeuble où habitait mon ami, j’ai cherché le meilleur angle de prise de vue, suis passé d’un trottoir à un autre. C’est là qu’il est apparu, comme une anamorphose.

Chantier rue Cantagrel devant la cité-refuge de l’Armée du Salut, construite en 1930

En descendant la rue Cantagrel, rue en pleine transformation, en chantier, un immeuble constitué de plusieurs étages d’Algeco empilés devant la cité-refuge de l’Armée du Salut, construite en 1930, en pleine restructuration. Un peu plus bas dans la rue, au niveau des rues de Watt et du Loiret, conséquence de l’imposant chantier de restructuration du quartier de la Gare. On aperçoit au détour d’un chantier, en-dessous de la gare du boulevard Masséna désaffectée, la préfiguration d’un immeuble qu’on peut envisager à partir d’un cadre de fenêtre isolé dans l’espace, comme un panneau publicitaire, un tableau en perspective.

Chantier rue du Loiret, Paris 13ème

Vivre dans un monde en deux dimensions, suggère Mahigan Lepage en réaction à l’image de cette façade d’immeuble plat.

Dans son Petit guide du 15ème arrondissement à l’usage des fantômes [1], Roger Caillois nous fait visiter cet arrondissement sous ses aspects insolites : impasses, trompe l’œil, publicités murales, angles d’immeubles en biseau... à la poursuite des fantômes qui hantent les immeubles étroits, en forme de pointe à l’angle des rues.

« Quittant l’École Militaire, vous franchissez l’avenue de Suffren et pénétrez ainsi dans le XVe arrondissement, dont le premier immeuble occupe l’angle qu’elle forme avec la rue du Laos. La maison est en biais et ne jouxte pas la suivante. Formant un angle aigu très prononcé, elle s’avance en porte-à-faux, de sorte que, dans une certaine perspective, elle paraît sans épaisseur et ne rien abriter... »

Roger Caillois décrit dans son livre la sorte d’hypnose qui saisit le lecteur de Lovecraft malgré les procédés sommaires et monotones auxquels il est confronté ; cette hypnose pourrait dériver « de cette trouvaille minuscule, mais efficace qu’il existe dans les maisons délabrées et poussiéreuses des encoignures si malignes et vénéneuses, si retorses et perverses qu’elles ne sauraient vraisemblablement passer pour ouvrages humains et qu’il est pour ainsi dire plus économique de les tenir pour les voies d’accès d’énergies maudites dont le souvenir même est néfaste. » Et Caillois de s’interroger sur l’existence d’architectures anormales dans le XVe arrondissement : « Je me préoccupe plutôt de la perpétuité, dans ce quartier, d’habitations déconcertantes qui invitent à une rêverie proche de celles qui assurent la prospérité des récits fantastiques. »

Je me souviens qu’une des premières mentions à l’ouvrage de Roger Caillois et à ses v, c’est sur le blog d’Anne Savelli que je l’ai trouvé. Mais rien d’étonnant quand on connaît son rapport aux lieux comme personnage de fiction.

Image du film "Petit guide du 15ème arrondissement à l’usage des fantômes", réalisé par Pierre Desfons en 1977

Le film Petit guide du 15ème arrondissement à l’usage des fantômes réalisé par Pierre Desfons en 1977, est une adaptation fascinante de son livre éponyme. Utilisant son imagination et ses souvenirs d’enfance, il introduit une dimension fantastique à son exploration. Un personnage fantomatique accompagne sa promenade tout au long de cette émission de télévision.

Dans son article, Enquête de façades, Muriel Berthou Crestey émet l’hypothèse que certaines réalités se parent de mille et une énigmes perçues sous l’angle de vue de Roger Caillois.

« Que révèlent ces façades aux allures de décors et leur persistance dans l’espace urbain ? À l’opposé de certaines constructions fantoches ou factices, l’artificialité de ces architectures n’est qu’apparente ; les immeubles, en réalité, font partie intégrante du tissu de la ville. Le passant distrait ne perçoit pas leur étrangeté. Celle-ci se confond avec des vues banales selon l’angle adopté par le passant. Leur caractère étrange provient alors d’un dessillement possible de notre regard. Peut-être faudrait-il, pour apprécier les minces façades et les fantasmes qu’elles génèrent, se faire « voyant », selon l’expression rimbaldienne ? »

« L’ancien théâtre, le 55 de la rue de la Croix-Nivert, écrit Roger Caillois, est enfermé dans un fer à cheval étiré, au fond duquel donnent les issues de secours et que constituent les rues Meilhac et Auguste-Dorchain. Courbe et austère, une seule façade occupe toute la longueur de cette dernière. Elle s’achève par le plus accompli des biseaux dont j’ai déjà parlé : une arête tranchante qui porte verticalement l’inscription BAINS-DOUCHES en capitales composées de gros clous à tête nickelée et réfléchissante. Ils prennent l’épaisseur entière de l’éperon terminal. Si l’on se place devant le bar du Soleil, sorte d’annexe du cinéma, sur le bord du trottoir, la longue façade, le biseau sont seuls visibles, de sorte que l’illusion d’une maison sans épaisseur s’impose absolument. Personne, sauf des êtres infiniment minces, ne pourrait habiter l’apparence d’immeuble, qui ne reprend consistance qu’à mesure qu’on dépasse la fine étrave et que s’évase lentement la haute muraille aveugle qui clôt l’édifice par derrière... »

Apprendre à regarder, se faire voyant, pour les faire apparaître dans le tissus urbain. L’illusion est parfois si parfaite que nous passons à côté sans même nous rendre compte de leur aspect plat donnant l’impression qu’ils ne possèdent que deux dimensions. Et qui pourrait bien vivre dans tels endroits ? Comme les meubler ? S’y mouvoir ?

Photographie de Sébastien Rongier prise à Barcelone en 2013

Quand j’ai mis en ligne ma photographie de l’immeuble plat, Sébastien Rongier a réagi en m’envoyant une photographie de Barcelone montrant la vie fantôme des immeubles. Je me suis alors rendu compte que ma façade parisienne de la rue Cantagrel était en fait un trompe-l’œil alors que sa tienne, prise à Barcelone, était un décor de théâtre.

Il ne faut pas les confondre avec les façades d’immeubles en chantier, dont on a détruit la majeure partie du bâtiment, ne préservant que la façade (pour des raisons esthétiques ou patrimoniales), la maintenant debout à l’aide d’échafaudages métalliques. Ces façades sont désormais très nombreuses, mêmes si elles ne restent que peu de temps en l’état. Elles ont l’aspect de décor de théâtre, façades à la fois majestueuses et précaires.

C’est ce que l’on appelle couramment le façadisme, une pratique urbanistique qui consiste à ne conserver que les façades jugées intéressantes de bâtiments anciens dont tout le reste est voué aux démolisseurs. La façade, réduite à un décor bidimensionnel, est ensuite incorporée à une nouvelle construction, servant alors d’alibi à une architecture dissimulée derrière elle. Une façade, c’est cela aussi, l’apparence donnée à quelque chose, mais aussi le comportement affecté par quelqu’un dans le but de cacher son état réel.

Je me souviens notamment de l’impressionnante façade de l’ancienne usine de Renault à Boulogne-Billancourt préservée pour des raisons historiques évidentes.

Façade de l’ancienne usine de Renault à Boulogne-Billancourt

La mémoire de l’île Seguin à Boulogne-Billancourt étant intimement liée à Renault et à son histoire, comme j’avais essayé de le montrer dans mon texte et ma série photographique : Il ne faut pas désespérer Billancourt.

Façade de l’ancienne usine de Renault à Boulogne-Billancourt

J’ai cherché longuement une définition de ces façades d’immeuble, un terme technique sur ce phénomène, comme il existe celui de lignes de désir ou de grains de beauté (bicoques à l’allure désuète, modestes échoppes nichées dans les creux entre deux immeubles, les recoins urbains), mais je n’ai rien trouvé de très précis. Les termes évoluent selon les approches. Immeubles plats, étroits, pointus, façades à angle aigu très prononcé. Immeubles pour fantômes ?

Dans le Pendule de Foucault édité en 1988, Umberto Eco évoque la façade du 145 rue Lafayette, dans le 10ème arrondissement, un immeuble factice, dont la façade fait illusion, dissimulant en fait une impressionnante cheminée d’aération pour le RER E.

« N’avez-vous jamais été au numéro 145 de la rue Lafayette ?

J’avoue que non. Un peu hors de portée, entre la gare de l’Est et la gare du Nord. Un édifice d’abord indiscernable. Seulement si vous l’observez mieux, vous vous rendez compte que les portes semblent en bois mais sont en fer peint, et que les fenêtres donnent sur des pièces inhabitées depuis des siècles. Jamais une lumière. Mais les gens passent et ne savent pas. Ne savent pas quoi ? Que c’est une fausse maison. C’est une façade, une enveloppe sans toit, sans rien à l’intérieur. Vide. Ce n’est que l’orifice d’une cheminée. Elle sert à l’aération ou à évacuer les émanations du RER. Et quand vous le comprenez, vous avez l’impression d’être devant la gueule des Enfers ; et que seulement si vous pouviez pénétrer dans ces murs, vous auriez accès au Paris souterrain. Il m’est arrivé de passer des heures et des heures devant ces portes qui masquent la porte des portes, la station de départ pour le voyage au centre de la terre. Pourquoi croyez-vous qu’ils ont fait ça ? Pour aérer le métro, vous avez dit. Les bouches d’aération suffisaient. Non, c’est devant ces souterrains que je commence à avoir des soupçons. Me comprenez-vous ? »

« La maison est en biais et ne jouxte pas la suivante, écrit Roger Caillois. Formant un angle aigu très prononcé, elle s’avance en porte-à-faux, de sorte que, dans une certaine perspective, elle paraît sans épaisseur et ne rien abriter. De nombreuses demeures du quartier de mes explorations sont construites sur le même modèle incongru. […] L’angle reste en suspens, dessinant un biseau si étroit qu’il décourage sans doute les architectes de construire l’immeuble complémentaire. […] Il me semble même que, depuis le début, mes promenades n’ont eu pour but que de les apercevoir et de les situer. J’ignore quel urbanisme capricieux a répandu dans l’arrondissement pareille incommode bizarrerie. »

Roger Caillois rappelle cette célèbre phrase du Nosferatu de Murnau : « Dès qu’il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » et termine son récit en révélant qu’il n’est pas l’auteur de ce texte, mais un fantôme qui s’empare de son corps plus de trente ans plus tôt : « J e jouais à traquer le fantôme : j’étais le fantôme.(…) Je cherche en vain à me persuader que je suis le jouet d’une illusion due à ma fatigue, à ma mauvaise vue. Je suis déjà acculé au mur de la maison peinte. Je le sens se diluer pour m’accueillir et moi-même m’y dissoudre. A l’ultime seconde, je revois en un éclair le visage éperdu de jeune français auquel j’avais doucement mis fin à la vie consciente pour m’approprier son corps, son identité et ses souvenirs. Il était seul. Il revenait du cinéma. Il était depuis peu dans la région. J’ai oublié son nom. Pourtant c’est celui sous lequel j’ai signé tous les livres que j’ai publiés depuis plus de trente ans. »

"Patchworks parisiens" (petites leçons d’urbanisme ordinaire), Michaël Darin, photographies Gilles Targat, Parigramme, 2012

Dans son ouvrage Patchworks parisiens (petites leçons d’urbanisme ordinaire) [2], Michaël Darin, accompagné du photographe Gilles Targat, écrit : « La chasse aux curiosités ordinaires - bicoques insolites, décalages de toitures, juxtapositions stylistiques, immeubles en retrait, recoins, appentis triangulaires... - est une activité qui éveille immanquablement de vieux souvenirs. »

Il conclut : « Une rue n’est jamais définitivement formée puisque les façades des immeubles changent, que les destructions sont suivies de reconstructions, qu’on ajoute des étages aux étages... Sans compter les mutations que subissent la voie elle-même et les trottoirs. Toutes sortes de mouvements renouvellent sans cesse le paysage urbain. »

Façade d’immeuble plat, Rue de Boulainvilliers, dans le 16ème arrondissement de Paris

En venant dans cette rue Cantagrel ce matin-là, je tentais de retrouver un souvenir enfoui, un lieu lointain où j’avais vécu de savoureux moments, d’intenses instants, l’appartement de mon ami d’enfance qui m’accueillait souvent chez lui pour y discuter, y boire et manger, y dormir parfois, y jouer, s’inventer des histoires et s’en raconter, et refaire le monde. Mon vieil ami a quitté Paris depuis bien longtemps, cet appartement a été vendu. L’immeuble, que j’ai reconnu tout de suite par sa situation dans la rue, plus que visuellement, en effet il a été l’objet d’un très récent ravalement, se trouve situé juste en face d’un immeuble en pierre de taille dont je ne me souvenais pas du tout qu’il avait cette particularité d’une façade très fine à l’une de ses extrémités, très plate, provoquant à certains endroits de la rue une illusion d’optique comme celle que déclenche l’anamorphose.

Immeuble plat, Boulevard de la Bastille, Paris 12ème

L’anamorphose est un dérivé de la perspective, une perspective contrariée qui résulte des applications des travaux de Piero della Francesca, une déformation réversible d’une image à l’aide d’un système optique tel un miroir courbe ou un procédé mathématique. Cet « art de la perspective secrète » dont parle Dürer connaît des applications multiples, dans le domaine de l’architecture et du trompe-l’œil pictural. Certains artistes ont produit des œuvres par ce procédé et ainsi créé des images déformées qui se recomposent à un point de vue préétabli et privilégié. Mais dans le cas de nos immeubles pour fantômes avec leur façade en pointe aiguë, c’est l’immeuble lui-même, avec sa forme particulière renforcé par l’immeuble qui lui était accolé avant qu’il soit détruit, et dans cette disparition, cette absence du volume de l’autre immeuble, ce vide fait apparaître cette forme nouvelle, inédite, qui créé l’illusion d’une finesse de la façade plus aiguë qu’elle n’est en réalité. Et c’est dans cette absence et ce vide, cette façade qui paraît flotter au-dessus du sol, que vivent les fantômes, formes d’apparitions qui frappent nos esprits.

Alors oui, ces immeubles aux façades surprenantes sont décidément des immeubles pour les fantômes. Ils nous inspirent l’envie de débusquer toutes les façades d’immeubles plats à Paris (et ailleurs) afin de débusquer ces prouesses perceptives. Et parfois-même les fantômes de nos propres souvenirs.

[1Petit guide du 15ème arrondissement à l’usage des fantômes, Roger Caillois, Fata Morgana, 2011

[2Patchworks parisiens" (petites leçons d’urbanisme ordinaire), Michaël Darin, photographies Gilles Targat, Parigramme, 2012


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