Dear Esther est un jeu narratif à la première personne (merci à Coline Sidre de me l’avoir fait découvrir) où le joueur est un explorateur naufragé sur une île britannique, dans les Hébrides, errant sans but précis. Le jeu ne suit pas les protocoles traditionnels du jeu vidéo, proposant une interaction minimale au lecteur qui n’a qu’assez peu de choix à faire, ni de tâches à accomplir, mais qui se concentre du coup sur son histoire, qui est racontée par le biais d’un récit épistolaire. Le récit est disséminé sous formes de fragments de souvenirs, à chaque fois qu’on découvre un nouvel élément de l’île.
« Chère Esther. J’ai parfois l’impression d’avoir donné naissance à cette île. Quelque part, entre longitude et latitude, une faille s’est ouverte et a échoué ici. Peu importe à quel point je suis en corrélation, cela reste la singularité, le point alpha de ma vie qui refuse toute hypothèse. A chaque fois, j’y reviens, laissant de nouvelles balises qui j’espère, dans l’éclat de mon désespoir, auront entretemps écloses en de nouvelles idées.
Chère Esther. Les mouettes ne viennent plus ici désormais ; j’ai remarqué ça cette année, on dirait qu’elles évitent cet endroit. Peut-être est-ce la réduction du nombre de poissons qui les a fait partir. Peut-être est-ce moi. La première fois qu’il est arrivé ici, Donnelly a écrit que les troupeaux étaient malades et que leurs bergers étaient la lie des castes les plus basses qui peuplaient ces îles des Hébrides. Trois cent ans plus tard, eux aussi ont disparu.
Chère Esther. J’ai oublié depuis combien de temps je suis ici et plus généralement combien de rondes j’ai effectué. Incontestablement, les lieux me sont maintenant tellement familiers que je dois vraiment me rappeler à l’ordre afin de voir les formes en face de moi. Je pourrais errer les yeux fermés entre pierres et bords de précipices, sans aucune crainte de trébucher et de tomber dans la mer. Outre cela, je suis convaincu que si l’on doit choir, il est capital de garder les yeux grand ouverts. »
Une île déserte. Un homme perdu. Les souvenirs d’un accident mortel. Un livre écrit par un explorateur en sursis qui n’est pas sans rappeler la trame du récit d’Adolfo Bioy Casares, L’invention de Morel avec ses visiteurs que le narrateur découvre sur l’île qu’il a cru déserte tout d’abord, à la fois morts et vivants pour l’éternité. Dear Esther est une histoire de fantôme qui utilise les technologies du jeu vidéo à la première personne. Plutôt que d’utiliser la jouabilité traditionnelle, l’accent est mis ici sur l’exploration, la découverte du mystère de cette île. Les fragments de l’histoire sont déclenchés au hasard en se déplaçant dans les différentes parties de l’île, chaque parcours les rendant uniques et créant un récit particulier. Si rien ne semble réel, c’est parce que c’est peut-être tout n’est qu’une illusion. Quelle est la signification de l’antenne ? Quel est le sens de ce dessin sur le sable de la plage Qu’est-il arrivé sur l’autoroute ? L’île est-elle réelle ou imaginaire ? Qui est Esther et pourquoi a-t-elle choisi de convoquer le personnage sur cette île ? Les réponses sont disséminées sur la plage déserte, dans les baraques abandonnées, les débris de navires échoués, sous les tunnels et les grottes de l’île. Mais ce ne sont peut-être pas des réponses, mais d’autres questions.
« Je traverse mes propres agonies. L’infection dans ma jambe est une plateforme pétrolière qui drague la boue noire au plus profond de mes os. J’avale des poignées de diazépam et de paracétamol pour rester conscient. La douleur coule en moi comme une mer souterraine.
Si les cavernes sont mes entrailles, ça doit être l’endroit où les calculs sont créés en premier. La bactérie luit et s’élève, chantante, à travers les tunnels. Tout ici est lié au flux et au reflux, comme la marée. Peut-être que l’île entière est en fait sous l’eau.
Je voyage à travers mon propre corps, suivant la ligne de l’infection depuis le fémur brisé jusqu’au cœur. J’avale des poignées d’analgésiques pour rester conscient. Dans mon délire, je vois les lumières jumelles de la lune et de l’antenne, brillant pour moi à travers les rochers.
Dans mon rêve final, je m’asseyais en paix avec Jakobson et regardais la lune au dessus de la jonction de Sandford, le pâturage des chèvres sur l’accotement, un monde devenant plein de mauvaises herbes et de rédemption. Il me montra ses cicatrices de fièvre et moi les miennes, entre chaque épaule un potentiel de vol."
Quand je revenais de l’opération, je me souviens de la lumière qu’ils ont utilisé pour vérifier la contraction de la pupille. C’était comme fixer un ciel éclairé par la lune depuis le fond d’un puits. Des gens se déplaçaient au sommet mais je ne saurais dire si tu étais l’une d’eux. »
Les paysages de l’île escarpée, entourée de plages abandonnées de rochers, sont d’une saisissante beauté sauvage. L’exploration de l’île se fait sans but précis, si ce n’est, au fur et à mesure de l’avancement dans le parcours, au rythme de la marche, et de la musique lancinante, avec ses nappes envoûtantes de piano et de violons, à la recherche d’un sens caché, celui de notre présence en ces lieux et comment ils nous transforment petit à petit.
Marcher, se perdre, ne pas savoir où l’on va, juste observer les paysages, les chemins empruntés, les voies inaccessibles, les traces de vie humaine, pages de livres arrachées volant au vent, vieilles photos, écritures indéchiffrables peintes à même la roche. Apercevoir au loin des silhouettes si difficiles à approcher qu’on en vient à se dire qu’elles n’existent que dans notre imagination, des souvenirs qui reviennent brusquement à notre mémoire, tomber à l’eau et revoir l’incident qui est à l’origine de notre venue sur l’île, pénétrer enfin, presque par hasard, dans une grotte incroyable en ayant peur de s’y perdre, d’y rester enfermé, fasciné en même temps par la beauté surprenante de ces paysages souterrains féériques. Et cette voix qui s’adresse à cette Chère Esther une dernière fois, qui se perd dans le vent, dans la pénombre de la nuit, cette voix entêtante, suave et chaleureuse, répétant son adresse à cette Chère Esther pour l’appeler et la rappeler à lui, lui faire ses adieux à distance, cette voix nous accompagne encore longtemps après la fin du jeu, quand on comprend enfin que tout cela n’est pas un jeu, mais une expérience saisissante, une traversée hors du commun.
« Je n’ai plus d’endroit où grimper. Je vais abandonner ce corps et prendre mon envol.
Nous laisserons deux trainées de vapeur dans le ciel, des lignes blanches creusées dans ces rochers.
Je suis l’antenne. Dans mon passage, j’enverrais des nouvelles à chacune des étoiles. »