Découvrir cette ville que je ne connais pas en voiture, cela fausse forcément l’impression qu’elle nous laisse en l’abordant à pieds, en l’arpentant physiquement, les mesures en sont perturbées. Les perspectives tronquées. Les distances raccourcies et remaniées. Revenir sur ses pas pour retrouver l’endroit qui, sur le chemin, a attiré notre attention, l’espace d’un instant, au rythme de la voiture se faufilant dans les embouteillages de la ville. Retenir le nom de la rue à la hauteur de laquelle le bâtiment a retenu notre attention, avec ses fenêtres ouvertes sur le ciel bleu comme image première dont je ne pourrai me défaire. Maison blanche à ciel ouvert. Dans la rue Houphouët-Boigny. La voiture s’arrête quelques centaines de mètres plus loin, devant l’hôtel Ibis. C’est la première chose que je suis allé voir avant de me lancer à la découverte de cette ville dans laquelle je viens pour la première fois.
J’ai ressenti comme un étrange calme... Une sorte d’euphorie.
Une ville vue depuis un immeuble aussi élevé, un gratte-ciel, est un luxe, offrant un panorama exceptionnel et inédit sur la ville, révélant l’étendue de son tissus urbain. C’est une carte grandeur nature dans laquelle je voyage du regard. J’ai passé ainsi de longs moments assis derrière la fenêtre de ma chambre à observer l’entrelacs des bâtisses de l’ancienne Médina au premier plan, le rythme atonal des pans de murs, leurs reliefs et leurs couleurs qui évoluent au fil de la journée, des saisons et de lumière du jour. Cette carte que j’observe de haut, à distance, est un récit dans lequel j’aime me perdre et me trouver dans le même temps, le même mouvement, source d’inspiration comme tous les chemins possibles se présentant à nous, toutes les voies à suivre, une invitation à écrire.
Tu entres dans la zone. C’est un moment où tu contrôles toutes tes pensées, toutes tes actions. Et pendant ce moment, tu as l’impression d’accomplir parfaitement chacun de tes gestes. C’est un état de contrôle, un état second.
C’est un bâtiment dont il ne reste que la façade encore solide, même si toutes les fenêtres n’ont plus de vitres, ni de volets, il ne reste plus que le cadre en bois qui ouvre des rectangles lumineux dans le mur blanc de la devanture. Le balcon rouillé par le temps, les attaches électriques qui ne servent plus à rien, dépouillées de leurs câbles. Il s’inscrit dans une large zone, superficie sans activité apparente délimitée par les murs à la peinture écaillée de plusieurs anciens locaux commerciaux, sans doute automobiles, aux vues des vestiges des traces de logos de marques automobiles peints sur les rideaux métalliques baissés et fermés, Mercedes notamment, enseignes fermées depuis longtemps, complétés du côté de la place des Nations Unies, par une grande halle au toit en tôle ondulée transformée en parking improvisé.
Tout autour du périmètre en forme de pentagone, de nombreux mendiants, assis à même le sol, dos au mur, saluent les passants et leurs demandent quelques pièces en tendant la main, paume ouverte à ras du sol. On remarque également de vieux hommes assis sur le boulevard, sur un banc, sur le rebord d’un trottoir, adossé contre le tronc d’un palmier. Ils ne font rien, ils regardent devant eux, les yeux apparemment dans le vague, vigies sans but ou direction précise, en apparence. Si l’on y prête un peu attention, leur attitude est plus suspecte. Il surveille en fait la zone désertée, à l’abandon, en sont les gardiens discrets, invisibles.
Pendant tout mon séjour, depuis ma chambre d’hôtel au dixième étage, j’ai observé cet espace à l’abandon, de jour comme de nuit, fasciné par toute l’activité de la ville autour, les bruits de la circulation (bus aux freins stridents, pétarades des motos, moteurs aux sonorités variées des voitures, des camions, coups de klaxons intempestifs), appels à la prière du muezzin, conversations des passants, cris et invectives du groupe de chauffeurs de taxis se bataillant du matin au soir, dans le coin face aux hôtels Ibis et Sofitel, pour une place de parking, un client à charger, une voiture à laver.
Tu entres dans la zone, dans le flux, le flow. Quand tu y es, la perception du temps est altérée. Ce n’est pas un état dans lequel tu te places, c’est un état qu’il faut trouver. Tu entends un bruit de fond. Et si tu prends conscience que tu es en train d’accomplir quelque chose d’extraordinaire, tu te déconcentres, et tu sors donc de la zone. Être dans la zone, c’est entrer en ville comme on entre en vie, c’est un moment de grâce, de plaisir intense où tu as l’impression que tout est facile. Tu écris et tous les mots viennent s’imbriquer les uns aux autres, former phrases et le texte se construit sous tes yeux comme une ville avec ses maisons, ses immeubles, ses monuments, ses rues, ses carrefours et ses places, à perte de vue. C’est une question de disponibilité.
Tu entres dans la zone. Dans la zone d’écriture. Et c’est la ville qui s’écrit.