J’ai suivi François Bon dans son court périple à Brooklyn, et sa traversée du bruit, dans le métro et ses tambours, pour son intervention à la New York University avec Olivier Barrot, puis profitant de son séjour pour visiter la librairie Barnes & Noble Brooklyn ou essayer le Kindle Fire dans son lit. À son retour, j’admire l’oeil dans la ville et les échelles pour enjamber la ville.
Au printemps, j’irai moi aussi à New York passer une douzaine de jours en famille, comme l’année dernière nous avions séjourné ensemble à San Francisco, dont nous gardons un souvenir émouvant. Je vivrai sûrement à Brooklyn.
Il m’arrive souvent d’apercevoir en ville les signes d’autres villes dans lesquelles j’ai été et parfois dans certains lieux dont je ne fais que rêver, au fil de mes lectures, ou dans les films et les séries que je regarde, ces endroits sont autant d’appels au départ, d’incitation à la dérive. Je marche sur les trottoirs de Paris et tout à coup j’ai l’impression d’arpenter les ruelles de Rome, de remonter la rue de Siam à Brest en rêvant à la Canebière à Marseille, littéralement transporté, non pas d’un lieu à un autre, mais d’un lieu dans un autre, comme ces instants où l’on nous dit « ailleurs », distrait.
Je passe au moins une fois par semaine sous le pont de la petite ceinture qui glisse au-dessus du canal, Quai de Loire, pour aller courir à la Villette et jusqu’à Pantin, les jours où j’ai la forme.
Parfois je me sens proche d’Éric, le personnage du très beau roman de Thierry Beinstingel, Retour aux mots sauvages, qui se met à courir et à noter dans un carnet les progressions de chaque séance d’entraînement cherchant ainsi à appréhender à nouveau le monde réel une fois quitté son travail aliénant de relations téléphoniques, virtuelles. Pour tenir, pour se sentir vivant et reprendre conscience de son corps, de ses mouvements.
« Ainsi cadencée, la course devient une étrange sensation, un ensemble pourtant familier, chevilles, genoux, tendons qu’on devine bandés comme des élastiques. La douleur récurrente au côté droit à l’articulation de la cuisse et qui s’estompe au bout de l’échauffement, toute une mécanique, un corps, individu, unité, créature, personne ou quelqu’un, quelque chose d’aggloméré, de tangible, d’existant. (…) En courant, il devine ses mains devenues trop blanches et trop molles, sa bouche devenue sèche à force de parler. Restent les pieds qui courent, et pourquoi, après tout, on leur restituerait pas leur force initiale. Aller à l’encontre de l’histoire, retourner à l’état d’homme sauvage, juste capable de poser un pied devant l’autre. »
La ville se transforme en nous. Par tous les temps, je retrouve cet état d’apaisement et de contemplation. Ce qui rend possible l’expérience, c’est la mémoire qui introduit le passé dans le présent et rassemble plusieurs moments du temps en une intuition unique, imprégnée à la fois de passé et de futur.
Il y a quelques semaines, un tag textile avait été apposé sur les montants métalliques du pont, à la manière d’Amandine Alessandra, dans la série As Lewis Carroll used to say dont j’ai diffusé quelques images dans la revue d’ici là n°6.
Quelques jours plus tard, c’est la fumée des vapeur d’eau chaude provenant sous les piles du pont en chantier, qui a attiré mon attention. Les travaux liés aux canalisations de la chaufferie dont j’avais suivi la démolition l’année dernière, expliquent sans doute cette longue colonne de fumée montant vers le ciel en se glissant, s’insinuant entre les croisillons du pont.
C’est cette image typique qui m’emporte au loin dès que je l’aperçois dans les rues de Brooklyn. Je regarde la fumée s’échapper en nuage effilé au-dessus de ma tête et j’entends déjà la sirène stridulante d’une ambulance qui file à vive allure. Les immeubles autour de moi me rappellent Bruxelles qui me font tout de suite penser à la ville de villes : New York.
À ce moment précis l’homme se dit : Que ne donnerais-je pas pour le bonheur d’être en Islande à tes côtés sous le grand jour immobile et de partager l’instant présent comme on partage la musique ou le goût d’un fruit. À ce moment précis l’homme était en Islande à côté d’elle.
Jorge Luis Borges