| Accueil
La possibilité de recommencer à jouer

À l’occasion de la rétrospective de Chris Marker à la Bpi, du 16 octobre au 22 décembre, je me permets de diffuser ce magnifique article de Chris Marker sur Vertigo, d’Alfred Hitchcock, paru initialement dans la revue Positif n°400, en juin 1994. On peut trouver d’autres textes de Chris Marker sur le site Dérives.tv.

L’image de San Francisco se confond avec celle de Vertigo , chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock tourné sur place du 28 février au 15 octobre 1957. La ville n’y joue pas un rôle central, mais elle constitue l’arrière-plan caractéristique de ce drame interprété par l’envoûtante Kim Novak et le tourmenté James Stewart. Comme Chris Marker l’évoque dans son article, on peut retrouver aujourd’hui encore l’essentiel des lieux du film d’Alfred Hitchcock.

« Power and freedom ». Ces deux mots enchaînés sont prononcés trois fois dans Vertigo. -À la 12e minute par Gavin Elster (freedom souligné par le passage en plan rapproché) quand il explique à Scottie qui regarde une image ancienne de San Francisco sa nostalgie du temps passé : « San Francisco has chang’d. The things that spelled S.F. to me are disappearing fast ». Un temps où les hommes - enfin, certains hommes - avaient « le pouvoir et la liberté ». - À la 35e minute, à la librairie de « Pop » Liebel qui raconte comment le riche protecteur de Carlotta Valdes a gardé son enfant et chassé la mère : « Men could do that in those days. They had the power and the freedom »… - Et finalement à la 125e minute - plus 51 secondes pour être précis - mais cette fois inversés (normal, nous sommes dans la deuxième partie, de l’autre côté du miroir) par Scottie lui-même quand il a compris le mécanisme du piège tendu par Elster, parvenu à la liberté et au pouvoir « with all his wife’s money, and all that freedom and that power… », quelques secondes avant la chute de Judy, qui pour lui sera la deuxième mort de Madeleine. Qu’on vienne me dire que ça s’est trouvé comme ça.

Disposer des repères aussi précis a forcément un sens. Psychologique, pour éclairer les motivations d’un criminel ? Ce serait se donner bien du mal pour un personnage somme toute secondaire. Cette triade stratégique m’a été le premier indice d’une lecture possible de Vertigo : le vertige dont il est question ici ne concerne pas la chute dans l’espace. Il est la métaphore, évidente, saisissable et spectaculaire, d’un autre vertige, plus difficile à représenter, le vertige du Temps. Le « crime parfait » d’Elster l’est au point de réaliser l’impossible : réinventer un temps où les hommes, les femmes et San Francisco étaient autres que ce qu’ils sont aujourd’hui. Et sa perfection s’accomplira comme toujours chez Hitchcock dans la gémellité. Scottie intégrera la folie du temps que lui transfuse Elster à travers Madeleine/Judy, mais là où le premier limite son fantasme à des représentations médiocres : richesse, pouvoir etc. l’honnête Scottie transposera le vertige au sommet de l’utopie humaine : vaincre le Temps là où ses blessures sont le plus irréparables, faire revivre un amour mort. Et toute la seconde partie du film, la traversée du Miroir, n’est que cela, la tentative démente, maniaque, effrayante de nier le temps, de recomposer au travers de signes dérisoires et nécessaires comme les figures d’une liturgie, vêtements, maquillages, coiffure, la femme dont au fond de lui il refuse d’accepter la perte. Qu’il s’en tienne pour responsable et en éprouve du remords n’est qu’un timide pansement chrétien sur une blessure métaphysique d’une autre profondeur. S’il fallait ici faire donner les Écritures, ce serait plutôt à travers la première Épître aux Corinthiens (épître où un personnage de Bergman va d’ailleurs chercher sa définition de l’amour) : « Mort, où est ta victoire ? »

Donc Elster a transfusé à Scottie sa folie du Temps. Il est intéressant de voir comment s’opère la transfusion. Comme toujours chez Alfred, la machination ne fait que tendre un miroir (il y en aura beaucoup dans cette histoire) au héros pour qu’il s’abandonne à son désir réprimé. Ainsi, dans Strangers on a train, Bruno offrant à Guy le crime qu’il n’ose pas vouloir. Ici, dès le début, en ayant l’air de se faire prier, Scottie est plus que consentant, c’est lui qui fait les premiers pas. Une fois dans le bureau de Gavin, une fois devant sa propre maison (le matin suivant la fausse noyade), les manipulateurs feignent de renoncer : Gavin se rassied, s’excuse d’avoir demandé l’impossible. Madeleine remonte en voiture, esquisse un départ. Tout pourrait encore s’arrêter là. Et les deux fois c’est Scottie qui reprend la main et relance le mécanisme. Pour le convaincre d’entreprendre son enquête, Gavin n’argumente guère : il lui propose seulement d’apercevoir Madeleine -tant il est sûr que ce regard suffira à enclencher la machine du destin, le Manipulateur suprême. Et à l’image de Madeleine, entrevue du coin de l’œil chez Ernie’s, succède un plan de Scottie commençant sa planque devant la maison Elster. L’acceptation (l’envoûtement) n’exige pas une scène : elle est toute contenue dans le fondu au noir qui sépare les deux images. Première ellipse de trois moments essentiels, tous les trois esquivés, qu’un autre cinéaste se serait cru obligé de « traiter ».

La première scène d’amour physique entre Scottie et Judy a évidemment lieu dans la chambre d’hôtel, une fois la dernière métamorphose accomplie (la coiffure recomposée dans la salle de bains), mais après le fabuleux moment de l’hallucination, comment renchérir dans l’intensité ? Ici la censure de l’époque a bon dos, elle est en fait la complice d’Hitchcock pour le tirer d’un doublé impossible. Une scène pareille ne peut exister que dans l’imaginaire (ou dans la vie). Mais lorsqu’un film jusque là n’a fait appel au fantastique que par le contexte soigneusement codé du rêve, lorsque deux amants s’étreignent dans le décor réaliste d’une chambre, et que l’un des deux, Scottie, à la faveur d’un mouvement d’appareil qui reste le plus magique de toute l’histoire du cinéma, découvre autour de lui un autre décor, celui de l’étable de Mission Dolores où il a étreint pour la dernière fois la femme dont il vient de recomposer le double, cette scène-là n’est-elle pas la métaphore de la scène d’amour intournable ? Et si l’amour est bien la seule victoire possible sur le temps, n’est-elle pas simplement, elle-même, la scène d’amour ?

Quant à la troisième ellipse, elle fait depuis longtemps le bonheur des connaisseurs, mais je la rappelle pour le plaisir. Elle se situe plus tôt, dans la première partie. On vient de voir Madeleine évanouie, retirée par Scottie de la baie de San Francisco (à Fort Point) où elle s’était jetée. Fondu au noir. Scottie, chez lui, achève d’allumer un feu de bois, revient s’asseoir, la caméra le suit, il regarde en face de lui, le mouvement continue dans la direction de son regard et s’achève, à travers la porte ouverte de la chambre, sur Madeleine dormant, enfouie jusqu’au menton sous un drap - mais au passage la caméra a balayé tout naturellement, c’est inscrit dans son mouvement, des vêtements et des sous-vêtements en train de sécher, suspendus dans la cuisine. La sonnerie du téléphone réveille Madeleine, Scottie qui était entré dans la chambre se retire en refermant la porte, et Madeleine réapparaît vêtue du peignoir rouge qu’il avait opportunément disposé en travers du lit. Ni l’un ni l’autre ne fera la moindre allusion à l’intervalle, à part une réponse à double-entendre de Scottie le lendemain « I enjoyed, er… talking to you »… Trois scènes où l’imaginaire sort à tous coups vainqueur de la représentation, trois moments-clés devenus moments-serrures, mais qu’aucun réalisateur d’aujourd’hui ne s’aviserait d’économiser. Il en rajouterait plutôt dans l’explicite, et ce serait banal. A force de se raconter qu’il peut tout montrer, le cinéma a abdiqué ses pouvoirs dans l’imaginaire. Voir les deux versions de Cat People. Et tout comme le cinéma, ce siècle est peut-être en train de payer très cher cet abandon de l’imaginaire -ou plus précisément il est en train de le payer chèrement à ceux qui en ont encore un, de très bas étage, mais encore vivant.

Double-entendre ? Tous les gestes, tous les regards, toutes les phrases sont à double sens, et chacun sait que Vertigo est probablement le seul film dont une double vision est non seulement conseillée, mais indispensable pour relire toute la première partie à la lumière de la seconde. « Le premier grand film surréaliste » écrivait Cabrera Infante, et s’il y a un thème présent dans l’imaginaire surréaliste, comme d’ailleurs dans l’imaginaire romantique, c’est bien le thème du Double, du Doppelgänger (qui du Docteur Jekyll à Kagemusha, du Prisonnier de Zenda à Persona, dessine une Voie Royale à travers l’histoire du cinéma).

Dans Vertigo cela va jusqu’à une comptabilité dédoublée des détails : le regard de Madeleine vers la tour (première scène de San Juan Bautista, œil tourné à droite, pendant que Scottie l’embrasse) et le « too late » qui l’accompagne, ont un sens précis pour le spectateur naïf, ignorant la machination, et un autre sens aussi précis pour le spectateur averti, à la deuxième vision -regard et réplique qui seront d’ailleurs répétés dans un plan exactement symétrique du premier, oeil tourné à gauche, « too late » prononcé cette fois par Scottie, à l’extrême fin, avant que Judy ne tombe. Car comme il y a l’Autre de l’Autre, il y a le Double du Double. Le profil droit de la première révélation, lorsque Madeleine s’immobilise brièvement derrière Scottie chez Ernie’s, qui décide de tout, se répète au début de la seconde partie, à ceci près que Scottie cette fois est « devant » Judy. Commence alors un jeu de miroirs qui ne s’achèvera que par leur brisure. Nous découvrons la machination, nous spectateurs, par la lettre que Judy n’envoie pas. Scottie la découvrira à la fin, par le collier. (A noter que ce moment-là aussi se dédouble : Scottie vient de voir le collier de face, sans réagir. C’est quand il le voit dans le miroir qu’il le reconnaît). Mais entre temps son attirance pour Judy, qui n’était d’abord que la quatrième des fausses-reconnaissances (cette constante de l’amour blessé à mort, voir Proust) qu’il quêtait dans tous les lieux où leur passé pouvait avoir laissé des traces, a cristallisé sur son profil devant la fenêtre (« Do I remind you of her ? ») dans cette lumière verte du néon pour laquelle Hitchcock, paraît-il, avait choisi l’Empire Hotel : son profil gauche. Il est passé de l’autre côté du miroir, et sa folie naît de cet instant-là…

…si on en croit les intentions apparentes des auteurs (des, car dans tout cela le scénariste Samuel Taylor devient largement complice du père Alfred). Une machination ingénieuse, une façon de nous faire comprendre qu’on nous a fait marcher, le coup de génie de nous le révéler bien avant que le héros ne le découvre, le tout baigné dans les couleurs de l’amour fou, fixé par la pulsation des « habaneras décadentes » (comme dit Cabrera, qui s’y connaît) de Bernard Herrmann, tout ça n’est déjà pas mal. Mais si en plus on nous mentait ? Resnais aime bien dire que rien ne nous force à croire l’héroïne d’Hiroshima : tout ce qu’elle raconte, elle peut l’avoir inventé, et les flash-backs ne sont pas des affirmations de l’auteur, ce sont les récits d’un personnage. Tout ce que nous savons de Scottie au début de la seconde partie, c’est qu’il est dans un état de totale catatonie, qu’il est « ailleurs », que « ça risque de durer longtemps » (dixit le docteur), qu’il a aimé une femme morte « et qu’il l’aime encore » (dixit Midge). Est-il absurde d’imaginer au dedans de cette âme douloureuse, mais raisonneuse et têtue (« hard-hitting » disait Gavin), la mise en marche d’un scénario totalement extravagant, plein de coïncidences et d’enchevêtrements invraisemblables, mais suffisamment logique pour en arriver à la seule conclusion salvatrice : cette femme n’est pas morte, et je peux la retrouver ?

Il y a beaucoup d’arguments en faveur d’une lecture onirique de la deuxième partie de Vertigo. L’atomisation de Barbara Bel Geddes (Midge, la copine, la confidente, l’amoureuse secrète) en est un. Je sais bien qu’entre temps elle a épousé un riche pétrolier texan, et qu’elle nous réserve une réapparition désolante en aïeule du clan Ewing, mais quand même : il est probablement sans exemple, dans l’économie scrupuleusement sérielle des scénarios hollywoodiens, qu’un personnage important pendant une moitié de film disparaisse sans laisser de traces, pas même une allusion dans le dialogue, jusqu’au bout de la seconde moitié. Une absence qui s’expliquerait seulement, dans la version onirique, par la dernière phrase qu’elle a dite à Scottie dans sa chambre de la clinique : « You don’t even know I’m here »…

Toute la seconde partie ne serait alors qu’un délire, et le double du double s’y révélerait enfin : on nous a fait croire que la première partie était la vérité, puis qu’elle était le mensonge d’un esprit pervers, la vérité étant dans la seconde -mais si en fin de compte c’était bien la première qui était véridique, et la seconde le mensonge d’un esprit malade ? Alors ce qu’on pourrait reprocher de trop chargé, de trop outrageusement expressionniste aux images de cauchemar qui précèdent la clinique serait une ruse, un red herring de plus pour nous cacher que le film fantastique qui va nous occuper pendant une heure encore s’est revêtu pour mieux nous égarer de toutes les apparences du film réaliste - à l’exception de ce court moment dont j’ai parlé, le changement de décor pendant le baiser, qui dans cette perspective prendrait un nouveau sens, celui de l’aveu échappé, du détail révélateur, le battement de cils du délire à travers un regard fixe, comme celui par lequel, quelquefois, se dénoncent les fous.

Dans les anciens films, un truquage élémentaire mais qui faisait son effet dédoublait le personnage mort ou endormi en le surimpressionnant : son corps transparent quittait l’autre pour s’en aller au ciel, ou au pays des rêves. Dans le jeu de miroirs de Vertigo il y a un moment qui approche cela, en plus subtil : c’est au magasin de modes, lorsque Judy comprend que Scottie est en train de la remodeler, pièce par pièce, en Madeleine (c’est-à-dire, dans la réalité qu’il n’est pas supposé connaître, de lui faire rejouer ce qu’elle a fait pour Elster) et qu’elle esquisse un moment de fuite qui s’achève en venant buter sur un miroir. Scottie la rejoint, et pendant qu’il dicte à la couturière ébahie la description minutieuse d’une robe de Madeleine, un plan fabuleux nous les montre « tous les quatre », elle et son double, lui et son double.

À ce moment-là il s’est bien échappé, par truquage, de sa chaise d’hôpital et il y a deux Scottie comme il y a deux Judy. On peut donc ajouter la schizophrénie à toutes les maladies mentales dont on n’a pas manqué de relever judicieusement les symptômes dans le comportement de Scottie. En revanche, j’abandonnerais personnellement la nécrophilie qu’on a si souvent mentionnée, et qui me paraît plus adaptée à la névrose des critiques qu’à celle du personnage : c’est Madeleine bien vivante que Scottie continue d’aimer, c’est de sa vie qu’il vient chercher la preuve dans son délire.

Et enfin, c’est bien joli de ratiociner, mais il faut quelquefois en revenir au niveau de la vraisemblance des faits, si têtus eux aussi. Il y a un argument-massue en faveur de l’interprétation fantasmagorique de la seconde partie. Lorsqu’après la métamorphose, et la scène de l’hallucination, Madeleine/Judy se pare pour aller dîner avec toute l’allégresse d’un corps comblé, Scottie lui demande de choisir un restaurant. Elle propose aussitôt Ernie’s, lieu de leur première rencontre (ce que Scottie n’est toujours pas censé savoir, et même s’il l’y a emmenée par la suite, le « it’s our place » dit imprudemment par Judy pourrait être un premier indice du mensonge, avant le collier). Et les voilà partis pour Ernie’s sans avoir réservé de table. Essayez donc ça à San Francisco, et vous me direz si nous ne nageons pas en plein fantastique.

San Francisco a changé, comme disait Gavin. Au cours d’une projection de Vertigo à Berkeley, au début des années 80, lorsque tout le monde avait perdu le souvenir du film (le vieux grigou s’en était réservé les droits pour le vendre plus cher en exclusivité à la télévision - donc avec coupures publicitaires et, comme on le verra plus loin, fin rajoutée) et que la rumeur voulait que ce soit un polar assez mineur, je me souviens des exclamations des naturels découvrant, sur le panorama qui ouvre la deuxième partie, une autre ville, sans gratte-ciels (à part le Sentinel Building de Coppola) aussi datée que la gravure contemplée par Scottie quand Elster prononce pour la première fois les deux mots fatidiques, et vieille seulement de vingt ans…

C’est que San Francisco est un personnage à part entière du film. Samuel Taylor m’écrivait qu’Hitchcock certes aimait la ville, mais en connaissait « ce qu’il voyait dans les restaurants et par les fenêtres des hôtels et des limousines ». Il était « what you might call a sedentary person ». Pourtant il avait décidé d’utiliser Mission Dolores et, assez étrangement, la maison de Lombard street où habite Scottie « à cause de la porte rouge ». Taylor était amoureux de sa ville (Alec Coppel, le premier scénariste, étant « a transplanted englishman »), il a mis cet amour dans l’écriture du scénario, et peut-être plus encore, si j’en crois une phrase assez cryptique à la fin de sa lettre « I rewrote the script at the same time that I explored San Francisco and recaptured my past »… Des mots qui pourraient s’appliquer aux personnages autant qu’à l’auteur, et qui permettent d’interpréter comme un nouveau bémol à la clé cette indication donnée par Gavin au début du film, quand il décrit à Scottie les errances de Madeleine qui reste longtemps à scruter, de l’autre côté de Lloyd Lake, des piliers au nom emblématique : the Portals of the Past. Ce facteur personnel expliquerait beaucoup de choses, l’amour fou, les indices oniriques, tout ce qui fait de Vertigo un film à la fois totalement hitchcockien et totalement « différent » dans l’œuvre de ce parfait cynique - cynique au point de fabriquer pour la télévision, soucieuse de morale comme on sait, une nouvelle fin : retour à Midge et au poste de radio où le charmant couple retrouvé entend la nouvelle de l’arrestation d’Elster. Crime doesn’t pay.

Dix ans plus tard le temps a continué de travailler, ce qui signifiait San Francisco pour moi est en train de disparaître vite, la spirale du temps n’arrête pas d’avaler le présent et d’élargir les contours du passé, comme la spirale de Saul Bass dans l’œil du générique, comme le chignon de Madeleine et celui de Carlotta sur le portrait. L’Empire Hotel s’appelle maintenant York et a perdu son néon vert propice aux apparitions, la maison victorienne, le McKittick Hotel, où Madeleine s’évanouit comme un fantôme (encore un détail inexplicable en dehors de la version onirique : quid de cette mystérieuse gardienne d’hôtel ? « Complice payée » dit Hitchcock à Truffaut. Come on, Alfred ! - payée, avec un crime à la clef ?) a été remplacée par une école en cubes de béton. Le restaurant Ernie’s n’est plus là, mais chez le fleuriste Podesta Baldocchi, avec son pavage de mosaïque, on se souvient avec fierté de Kim Novak choisissant un bouquet.

La coupe de sequoia est toujours à l’entrée de Muir Woods, de l’autre côté de la baie, elle a plus de chance que sa sœur du Jardin des Plantes, enfouie aujourd’hui dans un sous-sol. (Vertigo pourrait presque être refait dans les mêmes décors, pas son remake à Paris). Et le musée de la Légion d’Honneur est toujours là, et le cimetière de Mission Dolores, et au sud l’autre mission, San Juan Bautista, où Hitchcock avait fait rajouter (par truquage optique) une haute tour, la vraie permettant à peine de se casser un orteil en tombant, mais où l’étable, les carrioles, le cheval empaillé ont été utilisés dans le film tels qu’ils sont dans la réalité. Et bien sûr Fort Point, sous ce pont de Golden Gate qu’il voulait faire recouvrir d’oiseaux pour la scène finale des Birds. La tournée Vertigo est maintenant une obligation pour les amateurs de San Francisco. Même le Pape, mine de rien, en a visité deux stations : le Golden Gate Bridge et (sous prétexte d’embrasser un malade du Sida) Mission Dolores.

Qu’on adopte ou non la version onirique, le pouvoir de ce film tant méconnu est devenu un lieu commun. Preuve que l’idée de revivre un amour perdu touche n’importe quel cœur humain, quoi qu’il en dise ou laisse paraître. « You’re my second chance ! » crie Scottie traînant Judy dans l’escalier de la tour. Personne ici n’a plus envie de prendre ces mots au sens premier du vertige surmonté : il s’agit bien de retrouver un moment englouti dans le passé, de le ramener à la vie - mais pour le perdre à nouveau. On ne ressuscite pas les morts, on ne dévisage pas Eurydice. Scottie aura reçu le plus grand bonheur qu’un homme puisse imaginer, une deuxième vie, en échange de son plus grand malheur, une deuxième mort. Qu’est-ce que nous proposent les jeux vidéo, qui en disent plus sur nos inconscients que les œuvres complètes de Lacan ? Pas l’argent ni la gloire : une nouvelle partie. La possibilité de recommencer à jouer. « Une seconde chance ». A free replay.

Encore quelque chose : Madeleine dit à Scottie qu’elle a retrouvé le chemin de sa maison « en se repérant sur la Coit Tower » - cette tour qui domine les collines avoisinantes et dont le nom déclenche de fines plaisanteries chez les Français de passage. « C’est bien la première fois que je peux remercier la Coit Tower » dit Scottie le San Franciscain blasé. Madeleine ne trouverait plus son chemin aujourd’hui, les arbustes ont poussé sur Lombard street et cachent le paysage. La maison elle-même, au numéro 900, a changé, les nouveaux propriétaires ont fait disparaître (ou l’ancien propriétaire a gardé) le balcon de fer forgé qui portait, dans le film comme dans la ville, les signes du caractère chinois du « double-bonheur ». La porte, toujours rouge, s’est enrichie d’un signe qui à sa façon est un hommage à Alfred : « Warning : Crime Watch ». Et personne ne voit plus, du perron où Kim Novak et James Stewart se retrouvent pour la première fois, cette tour « en forme de lance d’incendie », offerte à titre posthume aux pompiers de San Francisco par une dame milliardaire nommée Lillie Hitchcock Coit

A free replay (notes sur « Vertigo ») de Chris Marker, Positif n°400, juin 1994.


LIMINAIRE le 24/12/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube