

Ce livre fragmentaire explore le Pacifique comme un espace mental, poétique et politique plutôt qu’un lieu géographique. À travers un « voyage en canapé », l’autrice interroge l’inaccessibilité physique et symbolique de l’océan, devenu surface de projection des fantasmes, des catastrophes et des dominations. Le récit mêle critique de la colonisation, des ravages nucléaires, du capitalisme extractiviste et observation ironique de notre monde numérique, passif et vampirique. Le texte navigue par rebonds et pas de côté, entre observations géopolitiques, fictions, écologie et méditations sur le langage. Refusant toute structure linéaire, Cécile Portier propose une dérive littéraire où l’océan, comme l’écriture, devient fluide, éclaté, imprévisible, miroir instable des tensions humaines et planétaires.
Pourquoi Pacifique, Cécile Portier, Les Éditions L, 2025.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
141.03 37.42 - Centrale de Fukushima 141 degrés 03 minutes Est 37 degrés 42 minutes Nord
Les tsunamis sont toujours médiatiques. Excessivement. C’est-à-dire que la première vague est suivie d’une seconde, plus sonore, plus brouillonne, et qui aggrave tout. La première vague est principalement composée d’eau, la seconde, de commentaires à haute teneur de superlatifs. Il est possible néanmoins de neutraliser cette seconde vague : garder l’image, couper le son, ou le laisser couler s’il est en japonais.
Essayons avec cette vidéo du 11 mars 2011 .Le début de la séquence met en scène un paysage calme filmé depuis un point haut. Un bord de rivière tracé à la règle qui part en diagonale vers son point de fuite, une eau très plate dans la rivière très large, bordée d’une route, elle- même bordée d’un parking presque vide, que ferment quelques bâtiments en béton, tellement fonctionnels qu’ils en oublient d’être laids, pour être seulement gris. Ceci pour le côté gauche de l’image. Sur la droite, c’est un agencement précis de maisons, légères mais cossues, portant toits comme casquettes, et bordées de petits jardins potagers. Tout est très bien dessiné. On reste comme ça à regarder le temps qui passe. Still Life. On s’ennuie un peu, alors on clique sur la flèche pour aller un peu plus loin dans la vidéo. Plus loin c’est la même chose, exactement. Seule la bande son a changé : un haut-parleur hurle des ordres qu’on ne comprend pas. On ne voit personne à l’écran, les rues sont désertes, les fenêtres des maisons sont vides. On se surprend à s’irriter. Toute cette mise en place est bien longue à la fin. On se surprend à s’irriter que la vie normale dure tellement longtemps sur l’écran. Cinq minutes plus tard, enfin quelque chose survient. A la surface de la rivière, une ride, un ourlet, qui arrive tranquillement depuis l’aval. On se dit, ah ! Et juste après : c’est tout ? À combien de kilomètres de la mer nous sommes, ce n’est pas indiqué. C’est la question qu’on se pose pour ne pas être déçu. Si nous sommes loin, cette vingtaine de centimètres en plus qui se déplace gentiment sur l’eau habituelle pourrait être un phénomène. Une sorte de gentil mascaret. Le mot même nous douche. Mascaret ? Alors, pas besoin de voyager si loin : : nous avons la même chose à Bordeaux. On en est là de notre déception quand on s’aperçoit que, sans crier gare, le fleuve a grossi. Ça a monté plus qu’on aurait cru, comme ça, en quelques secondes. Tiens, ça remonte sur les quais. L’eau est boueuse. On voit des grosses choses blanches charriées dedans, qu’est-ce que c’est ?
L’eau déborde sur la route. Les choses blanches sont des voitures. Sont des camions. Sont des maisons. Il n’y a plus de route, l’eau rentre dans le parking tranquillement, et charrie d’autres voitures encore, les pousse. Elles n’opposent aucune résistance, elles se laissent emmener, entasser, elles vont toutes s’écraser contre le mur en béton de ce bâtiment industriel en contrebas, elles forment un gros amas, une sorte de monstrueux grumeau, et l’eau monte encore et passe à droite, à gauche, au-dessus du grumeau qui grossit encore, pousse le mur de l’usine, et l’usine cède avec la même bonhomie que tout le reste sur l’image, s’écroule vers la droite de l’écran, se répand, vient se vautrer contre les premières maisons, lesquelles s’effritent, se dissolvent, et bientôt tout n’est plus qu’une vomissure de maisons liquides qui n’en finit pas de traverser le paysage, sans heurt, emportant tout. Ce tsunami ressemble à une prose, rien ne lui résiste.
Pensez à l’angoisse qui me prend parfois, dans ce projet, devant le déferlement de la documentation.
Sur d’autres vidéos on remarque quelques points d’intensité, un immeuble en flamme qui vogue d’un seul tenant sur la boue en mouvement, une petite auto blanche qui un temps fait la course devant la vague mais se fait rattraper, un bateau de pêche projeté sur le toit d’une maison. Mais il y a trop de flux, de flot, et tout est filmé de trop loin, de trop haut. Tout parait finalement paresseux et consentant. Comme si le temps avait été ralenti.
Il s’est pourtant accéléré : À la suite du séisme, Honshu, île principale du Japon, s’est déplacée de deux mètres quarante mètres vers l’Est. La terre, cette patate, a déplacé une de ses bosses, sa vitesse de rotation en a été légèrement accélérée. Nos jours, désormais, sont plus courts de 1,8 microsecondes.
Mais bien sûr, de ce 11 mars 2011, nous ne déplorons pas nos jours écornés : l’animal-minute que nous sommes ne saurait regretter une microseconde. De ce jour, nous retenons l’ennoiement de la centrale, la fusion des cœurs. Nos souvenirs sont ceux-là : après la fuite des voitures devant la vague, la fuite des voitures devant le nuage contaminant, invisible celui-là, et laissant les maisons bien en place.
-138.88 -21.83 - Moruroa 138 degrés 88 minutes Ouest 21 degrés 83 minutes Sud
Les maux invisibles sont les plus effrayants. Sur cette vieille photographie par exemple, vous ne pouvez pas voir d’où ils vont arriver, car tout est beaucoup trop ensoleillé. Mais vous connaissez la suite, qui instille dans le paysage une peur rétrospective.
Examinons un peu cette image. On y voit un jeune militaire français qui pose torse-nu fumant sa cigarette. Derrière lui, un palmier. Vous vous dites en le voyant : ce n’est pas bon de fumer, ce n’est pas bon de s’exposer ? Non. On sait très bien que les années soixante ignorent tout, font semblant de tout ignorer, des goudrons dans les poumons, des brûlures de la peau. Et puis quoi ? On fait l’armée et on aurait peur d’un coup de soleil ? Ce jeune corps français a quelque chose d’américain, la blondeur peut-être, la rondeur des pectoraux. Ou alors ce sont les sourcils en ponctuation asymétrique, façon James Dean, froncés par le souci de plaire et le soleil dans les yeux. Tout est neuf dans ce corps, tout est frime. Le jeune homme regarde l’objectif comme si c’était une fille à séduire : en ayant l’air de ne pas trop s’en soucier. Il est invincible, ce n’est même pas lui qui mourra de désir. D’ennui peut-être, car il n’y a pas grand-chose à faire ici. Quand on a vingt ans, loin de chez soi, à l’été soixante-six. Personne à qui dire, ici, à Moruroa, viens te promener avec moi. Viens te promener sur le banc Colette, sur le banc Paulette. Ici, seuls les rivages ont des prénoms féminins. Viens te promener sur le banc Zoé, soupirer sur le banc Irène. Personne ici à qui conter fleurette. Les rivages sont nommés, c’est tout ce qu’ils ont pour eux, de prénoms qui sentent bon les corsages blanc et tendus, les sourires timides, la fraiche eau de parfum. Je t’emballerai peut-être sur le banc Anémone, ou sur le banc Mathilde. Pour le reste, ils ne sont rien, que des sortes de talus posés sur l’eau. Des évocations, hors de propos, de jeunes filles couchées.
Il n’y a rien et on s’ennuie ferme en juin 1966 à Moruroa. Alors on bronze, on fume. Le jeune homme a sur cette photographie un visage un peu plus dur qu’en vrai, à cause du soleil qui est dru et qui fait des ombres tranchantes. En vrai, on dirait de lui : c’est presque un enfant.
Et maintenant ? Maintenant, comment savoir ? Est-ce qu’il vit encore, en vieillard ? Est-ce qu’il a eu une bonne vie ? Quelles rides sur son visage ? Les bancs de l’atoll aussi ont vieilli. Spécialement le banc Colette, tout fissuré de partout, alors on le surveille, avec des extensomètres, des sismomètres et des inclinomètres, pour vérifier qu’en profondeur, là où l’on a enfoui le plutonium et tout le reste, ça ne bouge pas trop. Le jeune militaire flambant, comment va-t-il aujourd’hui ? Il y a bien ce forum de discussions, Anciens Cols Bleus et Pompons Rouges, pour les anciens de la Marine Nationale, où nous pourrions retrouver sa trace, peut-être. Mais impossible d’y entrer, il vous faudrait un matricule.
Vous en restez donc aux conjectures : est-ce qu’il a fait des enfants, avec une autre Paulette, Colette, ou Mathilde ? A-t-il déclenché dans le ventre d’une autre ce processus extraordinaire de multiplication de cellules qui se met à pulser, ou bien c’est dans son propre corps qu’un jour, ça s’est mis à s’affoler, sans que ce soit l’amour qui prolifère, sans que jamais le début d’un cœur se mette à battre dans cette tumeur de la peau, du cerveau ? Ou bien alors, tout s’est bien passé ? D’être métropolitain, il a été mieux protégé, et si cancer il y a eu c’est le soleil seulement, ou le tabac. Comment savoir ? Ce qu’on sait seulement, c’est qu’à Mangareva, proche Moruroa, juste après le 2 juillet 1966, la radioactivité détectée dans l’eau de pluie était onze millions de fois supérieure à la normale. Ce qui a plu ensuite, bien plus tard, peut-on dire que c’était une pluie, tellement c’était pas grand-chose ?
Versement de quelques indemnités, onze, sur ces îles confettis.
Depuis longtemps la fête était finie.
165.37 11.60 - Bikini 165 degrés 37 minutes Est 11 degrés 60 minutes Nord
La première bombe française en Pacifique fut nommée Aldebarran, qui en arabe, signifie La Suivante, parce que dans le ciel cette étoile suit les Pléiades. Pourquoi en arabe, pourquoi la suivante ? Parce qu’avant la Polynésie, la France a fait exploser ses bombes en Algérie. Petit clin d’œil, hommage, en quelque sorte. On pourrait dire aussi, qu’il s’agit de la suivante parce qu’avant la France, l’Amérique a fait exploser ses bombes, déjà, en Océanie. Eh quoi, je ne suis pas la seule à avoir fait du Pacifique mon territoire d’essais, et tout le monde ici se copie- colle.
Les États-Unis, toujours premiers, arrivent donc sur l’atoll de Bikini dès février 1946. Le gouverneur militaire des îles Marshall expose au roi local ceci : « Les scientifiques américains veulent transformer une grande force destructrice en quelque chose de bénéfique pour l’humanité et en finir avec toutes les guerres. ». Une caméra immortalise la scène. « Êtes-vous prêts à sacrifier vos îles pour le bien de l’humanité ? » leur demandent les Américains. Ce à quoi le roi répond : « Tout est bien. Tout est dans les mains de Dieu. » Le gouverneur reprend : « Si tout est dans les mains de Dieu, c’est forcément bien. »
Nous voyageons en wikipedia, chacun son moyen de transport, et dans ce cabotage nous apprenons que l’on peut aujourd’hui, sous réserve de signer une décharge indiquant que l’on renonce à toute poursuite en cas de cancer, se faire bronzer en bikini sur l’atoll de bikini. La boucle est ainsi bouclée, puisque le célèbre maillot de bain deux pièces a été inventé au moment de ces essais nucléaires, et commercialisé avec le slogan : « Le bikini, la première bombe anatomique ! » Disons seulement que je préfère mon cabotage à leur cabotinage.
132.45 34.38 - Hiroshima 132 degrés 45 minutes Est 34 degrés 38 minutes Nord
On était bien partis, là, on était partis vers des cieux où l’amour fait boum, où les bombasses sont reines, où la seule préoccupation valable est d’étudier la ligne de démarcation entre peau blanche et peau bronzée. Extension du domaine du bronzage, ajustement maximal du tissu synthétique sur les courbes. Et partout, partout, l’odeur du Monoï.
Cela n’a rien à voir, mais le hasard fait bien les choses : il existe un terme, monoïdéisme, qui désigne un trouble. Fixation de la pensée sur une seule idée. Concentration pathologique. Délire systématisé sur un secteur limité. Le Monoï c’est ça : un blocage olfactif qui finit par atteindre les neurones. On était bien partis pour en rester là, atteints d’hébétude et d’oubli comme les Lotophages de l’Odyssée, mais voilà, derrière l’odeur du Monoï, il y a cette effusion, cette propagation, cette contamination sans odeur qui réveille de tout, même des plus beaux songes. On était à Bikini, on croyait pouvoir se la couler douce, et nous voilà expulsés des atolls, renvoyés le 7 aout 1945 à Hiroshima. Juste après.
Juste après, ce n’était même plus un spectacle. C’était : rien, qui s’étalait partout. Les regards étaient vides, les peaux s’enlevaient par lambeaux. Et quand on y retourne, à cette date, à ce lieu, les mots font pareil, s’effilochent, ne tiennent plus à rien. Tout tombe par terre avant que d’être décrit. Et par terre, tout est gris.
Quoi dire d’autre ensuite ? Se pourrait-il qu’il y ait des impasses en Pacifique. Des points de désolation, des trous noirs, dont il serait impossible de sortir ?
Pourquoi Pacifique ? Parce que, géologiquement parlant, on dit que c’est une dépression fondamentale.
Pourquoi Pacifique, Cécile Portier, Les Éditions L, 2025.
Vous pouvez suivre le podcast de ces lectures versatiles sur les différents points d’accès ci-dessous :
RSS | Apple Podcast | Youtube | Deezer | Spotify