Vendredi 15 août 2025
Le passé à venir : Repenser l’idée de génération, de Tim Ingold
En lisant en écrivant : lectures versatiles #138

Dans Le passé à venir, l’anthropologue Tim Ingold nous invite à reconsidérer la notion de génération. Un processus continu au lieu d’une succession de strates temporelles. Il rejette par exemple la notion d’héritage qui ne peut pas être considérée comme un transfert statique de biens ou de connaissances, il lui préfère le concept de « perdurance ». Les vies humaines se tissent ensemble telles les torons d’une corde, garantissant ainsi la cohésion, la transmission et l’évolution. Tim Ingold ne soutient pas la conception moderne du progrès linéaire, il nous encourage plutôt à redonner de l’importance au vivant, à la coopération entre générations et à des formes de savoir qui perdurent dans le temps. Il prône une éducation axée sur le dialogue, et une nouvelle manière d’habiter le monde, plus sensible, plus humaine, plus durable.

Le passé à venir : Repenser l’idée de génération, Tim Ingold, traduit de l’anglais par Cyril Le Roy, Seuil, Collection La Couleur des idées, 2025.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




Se souvenir du chemin

Le sol stratifié

Lorsque j’ai commencé à enseigner à l’université, je me considérais en avance sur mon temps. Je ne me contentais pas de transmettre de nouvelles idées, j’utilisais les instruments les plus récents pour le faire. À l’époque, il n’y avait ni ordinateurs ni écrans numériques, et ce n’était que le début des photocopieuses. Cependant, mon département venait d’acquérir un « rétroprojecteur ». Si mes collègues plus âgés ne voulaient pas y toucher, j’en étais en revanche un fervent adepte. J’aimais inclure des diagrammes dans mes cours et je pouvais les préparer à l’avance en les dessinant sur des feuilles d’acétate, des « transparents ». L’appareil, composé d’une puissante source de lumière et d’un miroir incliné, permettait de projeter les dessins sur un grand écran, à la vue de tous. Je pouvais même écrire sur ces feuilles avec un feutre, soit avant, soit pendant que je parlais. La superposition des transparents sur la vitre produisait un effet particulier. À mesure que les diagrammes apparaissaient se dessinait à l’écran un enchevêtrement toujours plus touffu de lignes qui n’avaient pas plus de rapport entre elles que les trajectoires des gouttes de pluie ruisselant sur une fenêtre avec les textures du paysage visible au travers.
En observant un paysage, nous voyons généralement un sol qui est lui aussi parcouru de lignes de toutes sortes, notamment des voies de passage, comme des routes, des sentiers, des chemins et des cours d’eau, ainsi que des frontières, qui peuvent être matérialisées par des murs, des clôtures ou des fossés. Certaines semblent très anciennes, d’autres plus récentes ou même nouvelles. Ce sol traversé de lignes aurait-il été constitué de la même manière que la composition sur le rétroprojecteur, par la superposition de multiples couches, chacune marquée de ses propres inscriptions ? L’histoire d’un paysage est-elle celle d’un empilement, chaque génération ajoutant sa couche à celles déjà posées dans le passé ? Il est vrai que les lignes des temps anciens apparaissent finement et sont difficiles à discerner par rapport aux plus récentes. Certaines ne peuvent se voir qu’en prenant de la hauteur. Il en est ainsi car les couches de sol successives sont moins transparentes que mes feuilles d’acétate pour rétroprojecteur. Chaque couche supplémentaire obscurcit encore davantage les précédentes, qui s’enfoncent de plus en plus bas dans l’empilement. Néanmoins, comme avec le projecteur, le passé transparaît encore, même si c’est faiblement et d’autant plus si l’éclairage est puissant.
Nous avons déjà rencontré cette idée de sol stratifié dans la manière dont l’anthropologie a classiquement modélisé les générations et leur passage. Son écho résonne aussi dans de nombreux autres domaines du savoir humain, comme la linguistique, la littérature, l’archéologie et l’architecture. Les linguistes distinguent le plan de la synchronie de l’axe diachronique, le premier permettant la description de la configuration structurelle d’une langue à un moment donné, et le second ses évolutions au fil des configurations qui se succèdent. En littérature, la proximité entre « genre » et « génération », deux mots à la racine commune, n’est pas fortuite. Les spécialistes analysent la manière dont les nouveaux genres d’écriture remplacent les anciens, ou comment chaque génération couche sa propre lecture des textes anciens sur celle des générations antérieures. Les archéologues, lorsqu’ils étudient l’occupation d’un site, identifient des couches, avec pour chacune un assemblage d’artefacts particulier, disposées selon une séquence de strates, dont la plus récente se trouve en haut. Même les architectes, dont l’ambition est de construire l’avenir plutôt que de révéler le passé, ont tendance à supposer que chaque nouveau projet commence par une feuille blanche, un sol vierge qui n’attend qu’eux pour construire quelque chose de neuf.
Derrière tous ces exemples se cache un postulat désormais courant : la vie se vit au présent. Nous, les gens d’aujourd’hui, vivons dans notre temps ; ceux du passé vivaient dans le leur. Mais, selon ce postulat, impossible pour les vies de descendants de prolonger celles d’ancêtres, ou pour des ancêtres d’engendrer des descendants. La vie sociale peut être une longue conversation, mais pour les linguistes, chaque énoncé de la conversation dans la mesure où il est régi par une structure commune aux locuteurs de la langue - se déroule sur le plan de la synchronie. Le changement diachronique, d’un plan à l’autre, est fondamentalement discontinu. De même, pour ceux qui étudient la littérature, le texte ou la lecture est l’expression de son époque ; dans le canon littéraire, chaque genre est une génération, et l’écriture se fait à l’intérieur d’un genre plutôt que dans le processus de génération des genres à venir. Dans l’enregistrement archéologique, les artefacts sont solidement associés à leur date de fabrication, tout en s’enfonçant de plus en plus dans le passé. Ils prennent de l’âge année après année, mais ils ne vieillissent jamais. En architecture, les bâtiments appartiennent aux siècles de leur construction, ne survivant dans le présent que grâce à des actes de préservation.
Mais ce postulat est aussi fondamental dans l’idée d’héritage. Littéralement, l’héritage est un patrimoine, un legs qu’une génération transmet, entièrement formé et intact, à la suivante. Et, comme nous l’avons vu, pour en hériter, ce legs - qu’il s’agisse de choses ou d’idées, matérielles ou immatérielles - doit être séparé des aléas de la vie et de l’histoire des lieux et des personnes, dont nos propres histoires de vie sont le prolongement. Pour les mêmes raisons, une vie qui perdure au fil des générations ne se transmet pas. Les enfants n’héritent pas de leurs parents et de leurs grands-parents. Ils peuvent certes hériter de propriétés familiales, dont des effets personnels et des prérogatives, ainsi que de la maison des ancêtres et des terres sur lesquelles elle se trouve. Mais ils ne peuvent pas hériter du milieu affectif de leur enfance, du foyer dans lequel ils ont grandi ou du lieu de ce dernier. De même, les jeunes peuvent hériter de leurs aînés une abondante littérature, orale ou écrite, mais pas de leur langue maternelle. La parenté, les affects, le foyer, le lieu ou la langue sont des choses qui ne peuvent pas être léguées parce qu’elles constituent la matrice à partir de laquelle elles sont issues. Elles font déjà partie intégrante de ce qu’elles sont.

Les chemins du passé

À quoi cela revient-il de transformer ainsi la vie en héritage ? Cela équivaut à transformer des personnes en propriétés, des affects en effets, des foyers en maisons, des lieux en terrains et des conversations en textes. Dans tous les cas, il s’agit d’en extraire la vie, plutôt que de voir ces choses comme des nœuds de croissance et de développement continus. Par cette opération de réduction, la personne n’est plus qu’un ensemble de traits ou de caractéristiques, l’amour et le soin se résument à l’attribution de biens matériels, la maison n’est plus qu’un bâtiment, un lieu son cadre physique, la langue parlée un simple corpus d’expressions. Plus la vie est vidée des manières ancestrales, par leur conversion en héritage, plus elle se trouve écrasée sur le plan du présent. Nous avons déjà vu cette logique à l’œuvre dans le modèle généalogique, avec la séparation absolue qui est faite entre la vie qui se déroule au sein des générations et la transmission des ressources entre elles. Une fois de plus, nous retrouvons cette idée de générations empilées les unes sur les autres, chacune habitant sa propre tranche de temps, à la fois séparées et reliées par les transferts de l’héritage. Que se passe-t-il alors lorsque l’objet de la transmission est le sol même sur lequel la vie est vécue ?
En général, la vie laisse sa marque sur le sol sous forme de traces et de sentiers. Avec des humains bipèdes, il faut plusieurs paires de pieds - voire un certain nombre pour former un sentier. Un humain marchant seul ne laisse que des empreintes, si toutefois le sol est meuble, dont l’espacement dépend de son allure. Un animal quadrupède, tel qu’un chien ou un cheval, laisse des traces de pattes ou de sabots, différentes mais tout aussi reconnaissables. Ces empreintes permettent d’en savoir beaucoup sur la créature qui les a laissées : ce qu’elle était, quand elle est passée, où elle se dirigeait et même à quelle vitesse elle allait. Mais les traces ne sont pas des sentiers. Pour faire sentier, il faut qu’un certain nombre de pieds foulent le sol de manière similaire, que ce soit en un seul mouvement de masse ou en de nombreux mouvements solitaires sur une période prolongée, de sorte que les empreintes individuelles deviennent difficilement discernables. Ainsi, le sentier se forme avec les êtres qui le parcourent, les lieux qu’ils habitent et le paysage dans lequel il s’inscrit, comme la cristallisation d’un processus de vie collectif. En tant que tel, il peut continuer à se faire de génération en génération, les descendants suivant les pas de leurs ancêtres.
Enfant, vous vous promeniez peut-être sur un chemin familier avec vos parents et grands-parents, qui l’avaient sans doute déjà foulé avec les leurs lorsqu’ils étaient jeunes. Le chemin est quelque chose que vous faites avec eux. Mais précisément parce qu’il est continuellement coproduit par la collaboration des générations, on n’hérite pas d’un chemin. C’est peut-être la raison pour laquelle si peu de chemins, même aujourd’hui, sont considérés comme des éléments patrimoniaux. [1] Dans notre expérience quotidienne, marcher sur un chemin, c’est, en même temps, se souvenir d’où il va ; c’est un mouvement vital de prolongation qui anticipe l’avenir tout en retraçant un passé chargé d’histoire. La patrimonialisation d’un sentier reviendrait à briser ce mouvement, à en faire un objet de mémoire, comme un récit achevé, prêt à être transféré comme n’importe quel autre bien héritable. Parcourir un sentier patrimonial, ce n’est donc pas perpétuer une tradition vivante, mais rejouer un passé déjà révolu. Pour revenir à ma comparaison avec le rétroprojecteur, c’est comme placer un transparent sur un autre déjà marqué d’une ligne, puis tracer la même ligne sur le nouveau transparent.
De manière essentielle, dans cette opération, la ligne tracée recouvre l’originale sans jamais entrer en contact avec elle. Sur le chemin patrimonial, nous ne pouvons jamais marcher sur les traces de nos ancêtres, comme nous pouvions le faire avec nos parents et nos grands-parents, puisque la logique de l’héritage nous a placés sur des couches séparées dont les surfaces peuvent se toucher, comme les pages dans une pile, mais dont les lignes ne peuvent jamais se rencontrer. C’est peut-être de là que vient l’expression particulière, si populaire chez les décideurs politiques, selon laquelle toute nouvelle intervention n’est pas tant quelque chose qu’il faut écrire que déployer. Si chaque cheminement est un déploiement, alors, loin de s’inscrire sur un sol existant, il doit laisser celui-ci intact tout en en superposant un nouveau, qu’il marque de ses propres empreintes. Or, sauf dans des conditions artificielles qui protégeraient soigneusement le sentier patrimonial du passage des promeneurs, par exemple en le plaçant sous verre, ce n’est pas ce qui se passe en pratique. Au contraire, loin d’ajouter une nouvelle couche, les empreintes du promeneur contribuent à la perpétuation de son inscription. Quant à la surface du sol, elle se renouvelle continuellement, non pas par l’ajout de couches, mais par leur élimination, par le biais des processus naturels d’érosion.
C’est, en fin de compte, la raison pour laquelle l’analogie avec le rétroprojecteur ne fonctionne pas. Mais je voudrais revenir sur la question de savoir pourquoi les chemins les plus anciens devraient apparaître comme étant moins marqués que les plus récents. Il y a longtemps, lorsqu’ils étaient utilisés régulièrement, ces chemins anciens devaient être profondément creusés dans le sol. Mais l’érosion progressive, principalement due aux effets des intempéries, a ramené ces inscriptions en profondeur presque à la surface, les promettant à une proche disparition. Elles sont à peine visibles. Entre-temps, des chemins plus récents, qui n’ont pas encore subi d’exposition prolongée aux épreuves du temps, ont laissé des marques plus profondes - les plus récentes, qui sont les plus profondes de toutes. Dans ce cas, ce n’est pas avec le rétroprojecteur qu’il conviendrait de comparer le sol, mais avec le produit d’une technologie d’écriture bien plus ancienne, le palimpseste, c’est-à-dire le manuscrit rédigé sur un parchemin déjà utilisé plusieurs fois. Entre chaque cycle d’écriture, la surface est grattée afin d’éliminer autant que possible les traces antérieures. Mais il en reste toujours. Avec le palimpseste, les inscriptions anciennes ne se trouvent pas sous la surface semi-translucide du présent, mais remontent plutôt à la surface alors même que les écritures plus récentes s’enfoncent. Comme le parchemin de l’écrivain, le sol se renouvelle non pas par superposition mais par retournement. [2]

Le passé à venir : Repenser l’idée de génération, Tim Ingold, traduit de l’anglais par Cyril Le Roy, Seuil, Collection La Couleur des idées, 2025.

Vous pouvez suivre le podcast de ces lectures versatiles sur les différents points d’accès ci-dessous :

RSS | Apple Podcast | Youtube | Deezer | Spotify

[1Ces réflexions et celles qui suivent s’inspirent largement du récent ouvrage suivant : Danile Svensson, Katarina Saltzman et Sverker Sörlin (dir.), Pathways : Exploring the Routes of a Movement Heritage, Winwick (Cambridgeshire), White Horse Press, 2022.

[2J’ai abordé plus longuement la formation du palimpseste dans un essai intitulé « Palimpsest : Ground and Page », paru dans Tim Ingold, Imaginig for Real : Essays on Creation, Attention and Correspondance, Londres, Routledge, 2022, p. 180-198.

Dans les archives