

Le roman s’ouvre sur une demeure abandonnée pendant vingt ans, renfermant objets, photos mutilées et traces de plusieurs générations. À partir de cette maison, l’écrivain remonte le fil d’une histoire familiale marquée par deux guerres mondiales, la vie paysanne et les destins brisés de plusieurs femmes. On croise Marie-Ernestine, musicienne empêchée par un mariage imposé, Marguerite, figure rebelle et humiliée à la Libération, ou encore les hommes partis au front et revenus détruits. En ravivant ces existences oubliées, Mauvignier tente de comprendre l’ombre que ce passé a fait peser sur les siens, jusqu’au suicide de son père en 1983. Le roman est à la fois enquête intime, fresque historique et méditation sur la mémoire transmise par les silences autant que par les récits. Avec son écriture minutieuse et vibrante, l’auteur redonne chair à des vies effacées et fait de cette maison un lieu hanté où s’entrelacent drame familial et mémoire collective.
La maison vide, Laurent Mauvignier, Les éditions de Minuit, 2025.
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En 1922, donc, puisque nous y sommes, Marie-Ernestine a retrouvé ses amours d’outre-Rhin ; elle a fini par ressortir de leur purgatoire les partitions bleues et grises, elle a abandonné la censure et s’est réconciliée avec Bach, Schubert, Brahms et tous les autres, comme si rien ne les avait jamais séparés. La vie est revenue après la Grande Guerre comme si celle-ci n’avait été qu’un mauvais rêve qu’il s’agissait maintenant d’oublier ou d’enterrer le plus loin possible dans la fosse aux souvenirs.
Entre la permission de Jules en janvier 1916 et le mois de novembre 1922, le temps a passé comme une eau saumâtre qui semblait endormie et qui pourtant s’est écoulée, et Marie-Ernestine a vu sa fille grandir, ou plutôt l’a regardée pousser comme une mauvaise herbe qu’on hésite à arracher entre deux pierres – vivace ingrate obstinée à s’élancer à travers le brouillard pour chercher sa part de soleil plante aux visées tentaculaires dont sa mère a observé les efforts de croissance avec étonnement et presque embarras, comme si c’était une anomalie de voir une enfant se développer aussi vite, aussi bien, comme si c’était une incongruité de voir ce corps petit et rond, robuste et déjà lourd s’épanouir et accomplir ce pour quoi il était fait. À vrai dire, c’est la vie elle-même que pendant toutes ces années Marie-Ernestine a regardée avec circonspection et presque défiance, c’est la vie, sa vie à elle aussi, ou plutôt sa vie d’abord, marécageuse et lente à s’écouler, qu’elle a vue se dérouler devant ses yeux, sans tout à fait croire que cette vie était la sienne, parce qu’elle l’avait vue du coin de l’œil sans y prêter plus d’attention, avancer jour après jour dans cette brume noirâtre de la guerre, puis dans la brume à peine plus lumineuse — ce gris mat et sans épaisseur, fatigué et laiteux - de la paix retrouvée.
Après son départ, elle s’était souvenue chaque jour de la permission de Jules. Et il n’y aura pas un jour jusqu’à la fin de sa vie en 1949 –, où, même pour quelques secondes, elle ne verra se dessiner le visage de Jules quand il était revenu pour cette visite qui lui avait semblé irréelle et impossible à force d’avoir été attendue car, à peine commencés, les jours de permission avaient porté en eux l’annonce de leur fin et avaient été contaminés par un malaise qui ne l’avait pas quittée, l’obligeant à des simagrées où elle s’était vue agir de façon incompréhensible à ses propres yeux, mais aussi à ceux de Jules, s’accrochant à lui comme une gamine, folle, presque midinette, se pendant au cou de son militaire en lui racontant tout et n’importe quoi et en noyant le silence sous un excès de mots pour combler sa peur de voir le temps leur couler entre les doigts.
Six jours. Pas un de plus.
Et six jours après son arrivée, quand il l’avait embrassée à la gare avant de reprendre son train pour le front et la mort —, Jules l’avait prise dans ses bras, l’avait serrée peut-être un peu trop fort puis s’était écarté en la tenant longtemps par les épaules pour mieux la regarder. Elle, redressant la tête, avait fixé les dents abîmées de son mari, leur irrégularité dans sa bouche, dont la lèvre supérieure était en partie recouverte par les poils recourbés et rebelles des moustaches. Pendant qu’elle l’avait regardé, ses lèvres à lui, son souffle à lui, sa voix avaient formé des mots qui lui répétaient qu’on se reverrait bientôt, qu’il en était sûr et qu’il ne pourrait pas en être autrement. Et ainsi, jusqu’à la fin de ses jours elle avait pu vérifier qu’il avait dit vrai ; en effet, tous les jours ils se revoyaient car, obstinément, patiemment il revenait se planter devant elle, avec ses moustaches et ses joues creuses et blêmes, sa colère ou sa sidération de se répéter qu’il était possible d’être mort, en attendant qu’elle réponde quelque chose qu’il aurait toujours attendu et dont elle n’aurait jamais su ce que ça pouvait être.
Chaque jour, à n’importe quel moment de la journée, sans raison apparente, la présence de son défunt mari se jette sur elle et s’impose que ce soit pendant qu’elle est à son piano, qu’elle se lave et s’habille ou se coiffe, qu’elle prépare à manger ou simplement reste assise à l’ombre des tilleuls en parlant avec une voisine, peu importe, quelque chose de fulgurant, secret, intime, l’éloigne des autres – de tous les autres et la réquisitionne le temps que son mari, sans la moindre pudeur, même en présence d’autrui et indifférent à eux, vienne et s’impose à elle. Tous les jours - toujours par surprise – une image lui brûle la rétine et s’attache à son cerveau — · pas même besoin d’attendre la nuit ni le sommeil – le visage de Jules – les mains de Jules – ses yeux - sa voix dont la tonalité et le timbre s’émiettent et se perdent chaque jour davantage et finissent au bout de quelques années par sombrer dans l’oubli – sa maigreur et son regard fiévreux - les fils tournicotant de tabac Caporal dans ses moustaches son sourire ses silences tout peut apparaître à n’importe quel moment, sans décence ni discrétion, pour lui traverser l’esprit et la laisser seule même en plein marché, même le jour où elle s’est remariée. Et si au fur et à mesure des années Jules s’évanouit dans l’ombre, que son visage se dilue, que sa voix s’efface, malgré tout ce n’est jamais jusqu’à sa disparition totale ; la seule question que Marie-Ernestine peut se poser en se levant, c’est de savoir à quel moment une image s’imposera de ces jours qui avaient été les derniers avec lui, ou peut-être pas vraiment avec lui mais à côté, car même dans l’intimité retrouvée de la chambre elle avait été à côté plutôt qu’avec lui - comme en face d’un animal qui fascine mais dont on se méfie et qu’on ne peut voir qu’à travers les grilles d’un zoo.
Elle se souvient de ce torse nu quand elle l’avait revu la première fois ; ce torse qui n’était plus celui de Jules mais celui d’un autre – maigre, osseux, dont la peau était comme parcheminée de taches, de tavelures, d’ecchymoses et de zébrures fines et brunes, comme des coups de griffes ou des morsures. Elle n’avait rien demandé et s’était tue – s’arrêtant en plein milieu d’une phrase sans queue ni tête qui ne servait qu’à masquer sa peur car lui n’avait pas compris qu’il lui dévoilait un corps qu’elle ne pouvait pas reconnaître ; il ne savait pas à quel point la guerre l’avait transformé, ni à quel point ce corps pas encore décharné offrait à sa femme un homme comme débarrassé de celui d’avant, comme s’il était devenu celui dont il avait rêvé quand il était plus jeune. En découvrant ce corps qui s’était affiné et délesté de sa mollesse, elle avait dû baisser les yeux pour ne pas lui montrer le trouble dans lequel ce changement l’avait laissée comme si c’était un autre homme qui lui était revenu à la place de Jules, un homme nouveau. Lorsque son visage disparaissait dans l’ombre son visage lui-même avait quelque chose de transfiguré – elle voyait des traits affûtés et durs, mais troublants de fragilité et de douceur contrariées – oui, c’était un homme blessé et qui ne ressemblait pas son mari.
Pour autant, ce n’est pas parce qu’elle s’était trouvée face à un homme façonné par la guerre et peaufiné par elle qu’elle avait voulu se donner à lui, mais parce qu’il avait dans le visage une expression et une maigreur douloureuse qui lui avait fait peur et qui surtout lui avait fait mal - une empathie, une forme de compassion entachée de culpabilité, car elle savait que ce qu’il vivait elle n’y aurait jamais accès, que cet enfer-là lui serait à jamais interdit parce qu’elle était une femme, et elle s’était sentie redevable car c’est lui qui affrontait la mort dans la pourriture des tranchées, enterré vivant dans les boyaux du front ; alors c’est en simple femme française – en Française zélée et redevable –, qu’elle avait voulu se donner à lui, non pas tant pour le satisfaire sexuellement que pour le réconforter ou l’apaiser ; c’était comme une mission, un rôle – disons devoir - qui s’était imposé sans qu’elle y réfléchisse ; personne ne lui avait demandé d’agir par amour ou pour satisfaire son propre désir. Non, pour elle, c’était juste ce qu’elle avait à faire, ce à quoi elle se soumettait en toute conscience : le deuxième soir, donc, alors qu’ils étaient dans leur chambre et qu’ils restaient éloignés l’un de l’autre, elle en chemise de nuit, lui en maillot de corps et n’ayant pas encore retiré son pantalon, elle s’était approchée de son mari, silencieuse et solennelle, grave jusqu’au ridicule ; elle avait pris les immenses mains de Jules entre ses doigts — il avait été surpris, avait esquissé un geste de recul puis s’était laissé guider – et, avec une volonté qu’il ne lui avait jamais connue, elle avait posé ses mains sur ses seins – essayant de lui sourire en n’y parvenant pas tout à fait, ou alors seulement pour cacher son embarras surtout quand, sans un mot, elle l’avait invité à appuyer ses paumes contre le tissu épais et blanc de sa chemise de nuit, l’invitant à malaxer ses seins, ce à quoi il s’était livré avec étonnement et sans réel plaisir, non, presque mécaniquement, fronçant les sourcils parce qu’il était gêné, se figeant soudain comme s’il avait eu envie de pleurer et de lui dire
C’est trop tard
ou qu’il ne comprenait pas
Trop tard
parce que maintenant les seules femmes à qui il faisait l’amour il les trouvait dans les fermes, sur la route de la guerre, et les payait pour ce plaisir qu’elles donnaient aux soldats qui avaient besoin d’oubli et de repos. S’il était resté longtemps à regarder ses propres mains sur la poitrine de sa femme, il s’était étonné de ne pouvoir en demander plus et avait regardé les yeux paniqués de Marie-Ernestine, sa terreur dans la noirceur de l’iris et ce qu’il lisait dans ses yeux, il le savait depuis toujours – non, elle n’avait aucun désir pour lui, ni à ce moment ni à aucun autre. Lui, alors, avait retiré ses mains : ils n’avaient plus le temps de jouer une comédie à laquelle ils ne croyaient ni l’un ni l’autre.
Il se peut que pendant des années toutes ses années ? toute sa vie ? – elle s’en soit voulu de ne pas avoir aimé cet homme. Si elle avait su l’aimer, c’est sûr, sa vie aurait été adoucie, elle aurait été transformée et tout se serait envolé de son amertume et de son ressentiment. Car c’était l’amertume et le ressentiment envers ses parents qui avaient prévalu lorsqu’elle avait appris la mort de son mari ; oui, l’amertume et le ressentiment envers son père - paix à son âme – avait-elle dû se répéter en le maudissant sans même savoir qu’elle le maudissait, parce qu’il craignait qu’elle se retrouve incapable sans un homme dans cette grande baraque à mener contre vents et marées. Bien sûr, elle maudissait aussi sa mère d’avoir été la complice de ce calcul idiot qui faisait que, dix ans après son mariage, le bec dans l’eau, elle était veuve ; le jour où avaient débarqué les gendarmes avec leur gueule de croque-mort et leur cul serré dans un uniforme qui n’inspirait plus que mépris pour cette bande d’embusqués, elle avait eu envie de leur rire au nez, de rire au nez de sa mère, qui avait eu besoin de s’asseoir pour accuser le coup,
Mort - Jules
livide, au bord de l’évanouissement mais exigeant déjà d’en savoir plus, parce qu’elle ne comprenait pas ce qu’elle pourrait pourtant voir clairement sur le visage de sa fille déguerpir au plus vite —, non, elle ne voyait pas que sa fille la regardait avec un air de triomphe méchant et accusateur, l’air de dire,
Votre beau calcul !
et les gendarmes, eux, décidant de
et maintenant il n’y avait plus d’homme dans cette maison, plus un seul, le vœu de Firmin avait sombré avec Jules, comme son rêve de musique à elle, et Marie-Ernestine aurait pu en rire, se dire que c’était l’ironie du sort.
Depuis ce jour l’amertume et le ressentiment éclatent dans chaque trait de son visage, elle ne sera jamais pianiste et les années ont glissé entre ses doigts en lui marquant des rides sévères aux plis des yeux, de la bouche, du nez, mais surtout en lui laissant, comme une ombre de malheur, la présence d’une fillette qu’elle répugne à toucher. Dans ce grand salon d’apparat où plus personne ne vient, l’immense piano brille d’un vernis qui recouvre toutes ses illusions et ses rêves de musique – un grand bateau qui coule. La voilà, en 1916, ressassant l’échec du projet de Firmin, et elle se dit que, plutôt que de se complaire dans son ressentiment et son amertume, elle ferait mieux d’accueillir la vie comme elle vient, sans attendre de compensation ni une justice qu’elle ne trouvera - peut-être – que dans l’au-delà. Elle se dit que la paix, à son mari, elle la lui doit, qu’il a fait le sacrifice de sa vie et qu’il n’avait pas été un si mauvais homme – il ne l’avait pas souvent battue sans doute moins que Firmin sa mère – il ne l’avait pas si souvent forcée à faire l’amour – pas si · il l’avait aimée à sa manière, non pas comme elle aurait voulu, mais comme lui avait pu. À défaut d’avoir aimé son mari, Marie-Ernestine acceptera de lui concéder toute la gloire, tout le mérite qu’une épouse comblée peut offrir à son homme. À défaut d’amour, il reste le devoir. Elle décide que la seule chose qu’elle peut c’est d’éduquer sa fille avec le sens de l’abnégation ; il faut que sa fille comprenne pourquoi son père est mort, qu’elle marche dans ses pas à lui, et à lui seulement ; il lui faut le silence et la prière, que la fillette comprenne que cet homme qu’elle n’aura pas connu était un homme important et qu’ainsi sa vie d’enfant ne sert à rien d’autre qu’à honorer la mémoire vivante de son père.
La maison vide, Laurent Mauvignier, Les éditions de Minuit, 2025.
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