Vendredi 26 septembre 2025
La joie ennemie, de Kaouther Adimi
En lisant en écrivant : lectures versatiles #141

Le livre de Kaouther Adimi est le récit d’une nuit passée à l’Institut du monde arabe face aux œuvres de la peintre algérienne Baya. Ce qui commence comme un dialogue avec l’art se transforme en plongée intime dans la mémoire de l’autrice. Baya, révélée très jeune par ses toiles éclatantes, incarne pour Adimi une force de vie et de résistance, miroir de son propre rapport à l’Algérie. Le récit mêle la trajectoire de l’artiste et l’enfance de l’écrivaine dans les années 1990, marquées par la décennie noire. Alors que sa famille choisit de rentrer au pays malgré la menace terroriste, la jeune Kaouther vit la peur au quotidien : faux barrages, attentats, silence imposé. Elle enquête aujourd’hui sur cette période, questionne ses proches et confronte souvenirs et images familiales. Ce texte explore ainsi les liens entre art, mémoire et histoire collective, montrant comment la création peut devenir refuge, éclairage et libération face aux ombres du passé.

La joie ennemie, Kaouther Adimi, Stock, Collection Ma nuit au musée, 2025.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




Mon père bondit de la voiture et court vers les terroristes. L’image affreuse est incrustée sur ma rétine. Je rouvre le puits, gratte la surface du souvenir, repasse en boucle les minutes qui précèdent.
Le soleil tape sur le pare-brise. L’intérieur est une fournaise. L’odeur du plastique surchauffé se mêle à celle du cuir râpé des sièges. Entre les bras de ma mère, mon petit frère s’agite, en nage. Le petit corps glisse sur ses genoux, sa nuque est moite, son souffle court.
À l’arrière, mes deux frères fixent la route. Ils sont vêtus de tee-shirts identiques à larges rayures et de shorts en denim. Malgré tous mes efforts de remémoration, je ne me souviens pas de ce que moi je portais. Une robe légère au vu de la température élevée du mois d’août, je suppose, mais il est possible que ma mère ait pris le soin de me couvrir les jambes. Coincée entre mes deux frères, mes coudes appuyés sur les genoux, je regarde l’Algérie défiler derrière la vitre poussiéreuse. J’imagine Joséphine insouciante plongeant dans l’eau chlorée de la piscine d’Eybens. Son maillot de bain rose dans la lumière. Il fronce légèrement sous la poitrine, les fines bretelles torsadées creusent ses épaules hâlées. Elle a ri, coquette, en me le montrant. « Tu crois que la couleur m’ira ? » Bien sûr, tout lui allait. Son corps fin, agile, découpé dans la lumière du bassin.
La chaleur est accablante, pesante, presque tangible. Je la sens se souder au cuir brûlant du siège.Je bouge, un bruit se fait entendre, un floc. Mon père fixe la route. Son dos est rigide, ses doigts crispés sur le volant, qu’il finit par lâcher d’une main. D’un geste rapide, il extirpe son portefeuille de sa poche et le tend à ma mère. Elle s’en saisit, l’ouvre en essayant de maîtriser ses tremblements et en extrait des papiers qu’elle cache dans la glacière posée à ses pieds. Elle glisse sa carte de presse.
Devant nous, il ne reste que deux voitures. Le faux barrage est là. Ils sont là, sales, mal rasés. L’un d’eux a les cheveux teints au henné, un autre porte une boucle d’oreille en argent. Leurs armes pendent à leurs épaules comme des prolongements de leur corps. Ils ne paraissent pas pressés. Ils nous observent, nous évaluent. Ils laissent passer une voiture, arrêtent la suivante, le temps de la contrôler. Ensuite, ce sera notre tour. Ma mère nous ordonne de fermer les yeux. Nous obéissons à moitié. Nous nous agitons. Elle s’affole, nous pince les jambes, nous supplie, murmure une prière entre ses dents serrées.
Dans le rétroviseur, mon père me sourit. Son nez se plisse légèrement, comme celui d’un lapin. Je fronce les sourcils, agacée par cette expression incongrue.
Puis, tout s’accélère.
Un crissement. Le frein à main est brutalement tiré. La voiture tangue sous le choc. Mon père ouvre sa portière en un éclair et bondit hors du véhicule. Il court. Il court vers eux.
Sa silhouette se découpe dans la lumière crue.
Ma mère hurle.
Et puis... le chaos.

J’avais voulu partir, fuir le musée Picasso, cette nuit, cette histoire, traverser Paris, sentir l’air frais sur mon visage, retrouver mon appartement, claquer la porte, me cacher sous les draps. La colère était montée contre mon éditrice qui m’avait proposé ce projet. Mais surtout, je m’en étais voulu à moi-même de ne pas réussir à rester dans le cadre, de m’être laissé happer par mes propres fantômes. Je n’étais pas venue pour moi mais pour Baya. Elle méritait un texte à elle et pour elle. Je ne cessais de déraper. Le passé m’avalait, m’éloignait du récit que je devais raconter. Je voulais écrire sur elle, et pourtant, je n’écrivais que sur moi.
Les images m’avaient poursuivie tandis que je m’étais précipitée vers les toilettes du musée Picasso : Mon père surgit de la voiture. Courant vers les terroristes. L’arme à la main. Un hurlement, celui de ma mère ou le mien. La chaleur étouffante dans l’habitacle de la Peugeot blanche. L’air épais, irrespirable. Mes frères qui se retournent, surpris.
J’avais à peine eu le temps de claquer la porte des toilettes avant que mon ventre ne se torde.
Un spasme. Puis un autre. Tout mon corps rejetait cette nuit.
Par la suite, je n’avais pas pu rejoindre le lit de camp. J’avais erré au rez-de-chaussée, d’abord dans la boutique de souvenirs, ensuite dans les couloirs, marchant à l’aveugle, perdue dans un labyrinthe de formes indistinctes avant de me laisser tomber dans un coin. Au petit matin, un ronronnement m’avait réveillée. Lentement, j’avais ouvert les yeux. Un tapis sous moi. Une tente au-dessus de ma tête. Une femme passait stoïquement l’aspirateur, pas surprise de me trouver endormie par terre.
J’étais rentrée chez moi, le corps en vrac. J’avais vomi de nouveau. Mon mari s’en était inquiété : « Les nausées matinales ? » J’avais hoché la tête sans le détromper. Il ignore tout du chaos de mes nuits.
J’avais rangé mon carnet.

Il m’a fallu cette deuxième nuit, à l’Institut du inonde arabe, cette fois directement sous les toiles de Baya, pour avoir le courage d’aller creuser de nouveau, fouiller, excaver les histoires, me confronter aux archives, aux récits, aux silences. Et au doute, surtout.
Il me restait pourtant une question à laquelle je n’avais pas de réponse : Comment sortir de la grande nuit ?

La fête et le drame

Peut-être en essayant de rester dans les contours de la vie de Baya.
Pour retracer son enfance, j’ai choisi de m’éloigner des articles de presse et de plonger dans les archives. J’ai apporté à l’IMA la copie d’un texte qui en contient le récit. Ce sont les souvenirs et les mots de la peintre qui ont été retranscrits, avant d’être rangés dans une pochette sur laquelle je peux lire : « Souvenirs d’enfance de Baya ». L’écriture est sobre, sans fioriture. Le titre est efficace et honnête : il est l’œuvre d’une archiviste.
Le premier souvenir de Baya est celui d’une robe, une robe neuve et très belle que ses parents lui offrent. Je l’imagine âgée de quatre ou cinq ans, vers 1936 donc, fillette brune, le visage ovale, le menton fin, les yeux noirs et brillants, la bouche charnue ; malicieuse, riant, heureuse de cette toilette. Une robe neuve c’est rare, d’ailleurs elle n’est peut-être neuve qu’aux yeux de la petite fille qui ne cesse de s’admirer, de lisser les plis. Elle est tout excitée, elle joue, court, saute. Elle tombe, roule, s’accroche aux ronces, grimpe aux arbres. La robe est déchirée, trouée, souillée de boue et de taches d’herbe, parsemée de feuilles et de pétales, effilochée. Baya se faufile dans la petite maison, elle fouille dans la boîte de couture de sa mère et prend à pleines mains des épingles. Elle tente d’arranger comme elle peut la robe en piteux état. Elle commence par saisir délicatement les bords effrangés du tissu déchiqueté, les rapproche pour dissimuler les déchirures. Ses doigts agiles pincent et maintiennent fermement les tissus, tandis qu’elle insère les épingles, mais cela ne suffit pas et Baya rapporte que sa mère l’a grondée. Souvent, son père l’emmène se promener avec lui. Elle est la première enfant, l’aînée. Il lui tient la main, elle est fière de cheminer à ses côtés. C’est un homme élégant, il porte la moustache, s’habille de belles chemises et des pantalons bleus. Il lui achète une paire d’espadrilles. Jaunes, rouges, vertes, de quelle couleur les espadrilles ? Elle ne le précise pas. En ce début de soirée, alors que, seule dans les entrailles de l’IMA, m’enfonçant dans la nuit et les détails de la vie de l’artiste, je me prends à espérer qu’elles étaient colorées, que Baya, dans ce souvenir, peut compter sur la couleur.
Une nuit, elle accompagne son père à une fête. Les gens dansent, chantent. Elle lâche la main qui la tient et court, chaussée de ses espadrilles, elle retourne à la maison, sa mère est là, avec d’autres femmes, des voisines, des amies. Elles refont le monde, défont les histoires. Baya arrive tout essoufflée, les joues rouges, les cheveux hirsutes, elle tente de reprendre son souffle, cherche à calmer le rythme effréné de sa respiration. Quand elle peut enfin parler, sa voix est hachée par l’émotion, les mots débordent. Elle décrit les lumières et les couleurs. Ses mains gesticulent, elle tape du pied, trépigne, elle veut restituer tous les détails, c’est tellement beau une fête. Tout le monde rit.
Sa mère la couche et, pour la calmer, la berce longuement. Elle est superbe sa mère, sa longue chevelure noire tombe sur les épaules, cascade dans le dos. Elle chante à Baya une berceuse, un papillon et une abeille. Elle chuchote à sa fille : « Fais dodo avec l’aide du bon Dieu, je te couvre. » La mère embrasse le front de l’enfant, éteint la lumière et sort sur la pointe des pieds. Dehors, la nuit vibre des chants des grillons. Baya ferme les yeux.
Les jours filent. Ce sont les jours d’avant, et donc ils filent. Et Baya ne conserve que peu de souvenirs si ce n’est la robe, les espadrilles, la belle chemise, la moustache, les pantalons bleus, les longs cheveux. De la joie, on ne retient jamais que des images fugaces. Baya vit une enfance heureuse en compagnie d’Ali, son petit frère. Elle fait des bêtises, elle est grondée et couverte de tendresse en même temps.
Et puis, c’est la fête et le drame.
Un soir, en l’absence du père, la mère s’éclipse quelques heures. Lorsqu’elle rentre, une dispute éclate avec son mari. Mais le corps est usé par le travail et, en la frappant, le père de Baya se fait mal. Il a la main « tordue ». Il perd son emploi, et plus jamais on ne chante ni ne danse dans le foyer des Haddad. Au début, le père espère que la main va guérir, mais le temps passe, l’argent manque et la santé ne revient pas. Il devient de plus en plus morose, ne porte plus ses belles chemises ni de pantalon bleu. On lui parle d’un rebouteur qui fait des miracles. Pendant que la mère est absente, il le fait venir. Baya lui ouvre la porte. Elle voit le guérisseur avec sa vilaine figure prendre un fer rouge et percer le bras de son père, qui s’évanouit de douleur, assommé. Que fait la petite fille ? Elle ne le précise pas. Je soupçonne qu’elle crie, qu’elle aide son père à se relever, que celui-ci peut-être tente de la rassurer, avec ces phrases qui n’appartiennent qu’aux pères : « Ce n’est rien, tout va bien. » Oui, c’est ce qu’ils disent, ce n’est rien, tout va bien.
Peu de temps après, le père décède. C’est alors que la terrible grand-mère fait son apparition. Et tandis que la mère pleure devant le feu, « devant la cendre » je lis dans les notes, les deux petits se serrent l’un contre l’autre. La terrible grand-mère organise le mariage de la nouvelle veuve avec un homme déjà père de plusieurs enfants, en Kabylie. La famille s’y installe. Baya travaille dans les champs et comme bergère. Souvent, elle suit les femmes chez elles, où elles fabriquent des objets et font de la poterie. Elle malaxe à leurs côtés l’argile, en silence. J’écris « en silence » mais je ne le pense pas, je crois plutôt que Baya rit, imagine des histoires, s’amuse de tout ce qu’elle voit, aime se draper dans des tissus colorés. Il y a du bleu, du rose, du jaune, de l’orange, du rouge, du vert.
En 1940, la mère agonise. Dans son dernier souffle, elle fait promettre à Baya de partir après sa mort, d’emmener le petit frère et de s’en aller loin du beau-père.
Cette période qui suit la mort de sa mère, Baya la résume ainsi « Les petits, les troupeaux, le froid, la faim, les poux. » À neuf ans, retourne à Alger avec son frère Ali, pour vivre chez sa grand-mère.

Je plisse les yeux pour mieux lire les archives photographiées que j’ai pris soin d’imprimer. Je me résous à tirer le lit et à m’installer en tailleur sous l’une des lampes. Les l sont peut-être des t ou des b, voire des d. Certains e et a sont à peine formés. L’encre est nette pourtant, la plume n’a pas hésité, aucune pause, il y a probablement eu un brouillon d’abord, qui a été mis au propre. Sous la lumière, je reprends ma lecture.
Baya travaille avec sa grand-mère dans les champs. Elle arrache le maïs et les carottes de la terre sous les pierres que lui jettent des garçons. Les nuits ne sont pas plus faciles. Il faut parfois que la grand-mère aille chercher les oncles dans des tripots. Baya et le petit frère la suivent à travers champs, sur le chemin de terre.
Ces souvenirs ne sont pas écrits de la main de Baya mais de celle de Marguerite Caminat, chez qui la jeune fille passera quelques années. Ce n’est qu’au bout de quatre ans à vivre sous le même toit que la future peintre se confiera à celle qu’elle considérera au moins un temps comme sa mère adoptive. J’ignore si Marguerite rédige ce texte de mémoire quelques années plus tard pour conserver une trace des confidences qui lui ont été faites ou si elle a pris des notes au fur et à mesure, mises ensuite au propre. Il n’en demeure pas moins que son récit prend des allures de conte, et qu’il est difficile de distinguer ce qui a pu être amplifié par celle qui raconte dans un français hésitant ou celle qui écrit.

C’est là que naît la légende de Baya, dans cet entrelacs de pages noircies par une tierce personne.

La joie ennemie, Kaouther Adimi, Stock, Collection Ma nuit au musée, 2025.

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