Laura Ulonati redonne vie à Wasif Jawhariyyeh, musicien et chroniqueur palestinien du début du XXᵉ siècle, témoin des métamorphoses de Jérusalem. À travers sa voix, la romancière fait vibrer une cité où coexistaient juifs, musulmans, orthodoxes et chrétiens, avant qu’elle ne se fracture sous les coups de l’Histoire. Le roman mêle mémoire intime et destin collectif. Plus qu’un récit historique, ce roman à l’écriture lyrique et sensorielle, transforme le réel en chant, dans une alternance de tranches de vie du personnage central, et textes beaucoup plus courts, qui restituent la ville aujourd’hui. Ce livre est une célébration de l’Histoire de Jérusalem et de la Palestine, d’un passé que les tenants d’une mémoire sélective aimeraient effacer et que ce livre voudrait partager.
J’étais roi à Jérusalem, Laura Ulonati, Actes Sud, 2025.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
Le médecin diagnostiqua une pneumonie. La fièvre était si forte qu’elle faisait délirer mon père. Il gémissait en boucle cette phrase incompréhensible : Les Anglais nous ont découpé comme un baqlawa !
Le vrai prophète, ce n’était pas Allenby. C’était lui.
Pour être facilement partagé, un baqlawa doit être divisé avant d’être cuit. Ainsi les futurs vainqueurs de l’Entente avaient-ils procédé avec le gâteau ottoman. C’est ce que le gouvernement bolchevique révéla en publiant les documents de leur diplomatie secrète. Ces fameux accords Sykes-Picot qui inventaient le Moyen-Orient. Entre l’Extrême et le Proche, des généraux en chef avaient eux aussi joué avec leurs cartes en papier. Et dans ce milieu pensé comme un ventre mou, une pâte à modeler selon leurs volontés, ils avaient anticipé l’attribution aux Français d’un mandat sur la Syrie et le Liban. Aux Anglais, sur l’Irak et la Palestine. De quoi cette Palestine était-elle déjà le nom ? Celui d’une espèce d’espace sans puissance d’évocation. Celui d’une province romaine oubliée, d’une collection de lieux et de peuples dominés parmi lesquels on avait retenu les Philistins. Les ennemis irréductibles de Samson et de la Judée.
Contrairement au nom d’Israël, ça ne disait pas notre passé. Pour le moment, Israël n’existait que dans la Bible, il n’était pas encore cartographié mais en creux. En nous assimilant à ces fameux Philistins, les Anglais avaient commencé à nous définir comme leur opposé, leur négatif. À nous figer dans cette identité. Notre intuition terrible fut confirmée à la Saint-Georges. Pour l’occasion, la fièvre de mon père baissa un peu. Juste assez pour qu’il puisse demander d’aller sur le toit : Une dernière fois. Même ma mère ne pouvait s’opposer à ça. Et puis, le soleil était là.
Je le regardai sourire. Le seul homme heureux de Jérusalem en ce 9 novembre 1917. Je ne lui parlai pas du journal. De cet encart imprimé, long de soixante-sept mots écrits par un inconnu au bataillon. Balfour, cet étranger qui allait changer notre histoire à jamais. Balfour, cet équarrisseur qui avait décidé de tailler des parts encore plus petites dans notre carcasse. Un morceau pour les Arabes, le reste pour un “Foyer national juif”. Malgré sa pneumonie divinatoire, mon père n’avait cette fois rien perçu de ce danger : Il faut investir dans le Nouvel Ordre ! On peut difficilement faire plus laid, plus lourd comme dernière phrase. Et avec le recul, on peut même ajouter qu’on ne peut pas faire plus stupide et ridicule. Moi qui connais la suite du film, je peux juger de la sorte l’expression de confiance que mon père avait sur la figure au moment de partir. Mais ce qui m’en empêche tient moins à ma piété filiale qu’à mon rapport à la foi. Tout au long de mon existence, bien que l’idée de la grandeur divine me soit apparue de plus en plus inconciliable avec mon vécu terrestre, je n’ai jamais pu me dire athée. C’est ce mot-là que je trouve stupide et ridicule. Il sent mauvais le satisfait, le content de soi. La condescendance de qui se prétend entièrement affranchi car certain d’être renseigné par la science ou l’expérience des années. Au contraire, dans sa naïveté, la foi garde à mes yeux une beauté radieuse, immuable. Celle du visage que mon père tourna vers sa ville pour mourir. Une espérance qui s’allume en moi à chaque fois que je m’installe quelque part au soleil. N’importe où, sur un banc ou le bord d’un trottoir. Je reste là, et me voilà complètement heureux. À son image. Apaisé en regardant d’un œil amical les choses, les gens, les bêtes. Des yeux clairs et doux, mais toujours larmoyants comme ceux d’une personne tristement lucide. Comme ceux de l’âne de mon père.
Il est mort quelques jours après lui. J’aurais aimé pouvoir les enterrer ensemble, à la manière d’un chevalier. De ces princes d’une autre époque qui se faisaient inhumer avec leurs montures.
De ce qui suivit, je n’ai que des souvenirs imprécis. Ceux de mes premières saouleries. Je vivais tout en même temps ; le deuil et la fin de la conscription. Je passais sans cesse du linceul aux draps des hôtels. L’un d’eux servit à la reddition de la ville. Sans l’aide de son décorateur officiel, Hussein effendi dut aller demander à la patronne de l’American Colony de quoi fabriquer un drapeau blanc. Avant de déguerpir, les Ottomans lui avaient confié une lettre de capitulation à remettre aux Britanniques. Quand Hussein effendi mourra l’année d’après, en seulement trois jours d’une fièvre inexpliquée, d’aucuns diront qu’il s’agissait de sa punition. Sa damnation pour avoir livré Jérusalem aux infidèles.
Une telle condamnation était révélatrice du niveau des tensions qui traversaient la société citadine. Même si, pour sa proclamation du 11 décembre 1917, Allenby avait voulu apaiser les esprits. Afin de ne pas paraître trop triomphal, il était descendu de son cheval et avait franchi à pied les murailles. Néanmoins, la Déclaration Balfour restait gravée dans toutes les têtes ; Troie se méfiait. Alors, du haut des marches de la citadelle de David, au nord de ce quartier arménien qu’il avait sauvé de l’évacuation (sans sa victoire sur la ville, qui sait ce que les Turcs auraient fait de ces pauvres gens…), Allenby avait tenté de rassurer. Il avait promis d’équitablement respecter les trois grandes religions de l’humanité, mais le mal était fait. Dans le quartier de Silsila, les mouches ne se posaient plus sur les étals de pâtisseries au miel ; le vieux couple de joueurs d’échecs y divorçait avec trop de fracas. Au beau milieu d’une partie, le musulman renversait le plateau avant de gueuler : Pourquoi tu ne veux plus vivre avec moi ? Ce comportement laissait le séfarade complètement ahuri. À Sa’diyya, il suffisait qu’un juif adresse un salut à une troupe anglaise pour qu’on le suspecte : Ce traître complote dans notre dos !
Moi, je ne savais pas quoi penser. Je traversais un flou ouaté qui me menait de soirée en soirée. Je voulais juste découcher pour ne plus voir ma mère pleurer. Je voulais jouer, boire, baiser. Tawfiq passait son temps à me chercher pour me ramener à Dar al-Jawhariyyeh. Mais il m’était facile de me cacher dans le grand bordel qu’était devenue Jérusalem. Il y avait des fêtes toute la journée. Ça dansait, ça chantait dans les rues. N’avions-nous pas été “libérés” ? C’est ce que les vainqueurs écrivaient. Des gros titres non alignés sur la modestie d’Allenby et qui n’hésitaient pas à fanfaronner. Après “quatre siècles de croisade”, Jérusalem était “leur cadeau de Noël”. Voilà ce que l’Occident pensait. Ces gens n’étaient pas sérieux, alors autant s’amuser. Faire le clown pour eux, le pantin. Par-dessus mon ancien uniforme, je portais une tunique bariolée. Aux pieds, je chaussais des sabots de bois. Je n’avais honte de rien puisque les cachets pleuvaient. En une nuit de concert, je gagnais de quoi picoler le reste de la semaine.
C’était à l’American Colony qu’il y avait le plus d’argent à se faire. Parfois, Ali venait aussi se produire. Il était là le soir du réveillon ; l’hôtel était bondé. Nous allions nous en mettre plein les poches et Ali aurait assez d’économies pour pouvoir s’en aller avec la nouvelle année. Mais minuit n’avait même pas sonné que je commençai à flancher. La tête me tournait, je frissonnais. Je portais des toasts depuis la mi-journée, j’avais beaucoup trop exagéré. Ali ne fit aucun commentaire. Nos deux ouds en bandoulière sur son costume de tweed, il entreprit de me soulever et de me ramener à Dar al-Jawhariyyeh. Je ne sais pas comment il fit. Je sais juste que, parvenu devant l’entrée, je vomis tout ce que je pus. Ali voulait monter me border, mais je refusai. Je lui assurai avoir assez dessaoulé pour y arriver seul. En vérité, je n’avais aucune intention de rentrer dans la maison. Je voulais qu’Ali s’en aille pour pouvoir à nouveau m’échapper. Il me tendit mon oud avant de repartir : Prends soin de toi, mon ami ! Je m’assurai qu’il tourne à l’angle de la rue. J’écoutai ses pas s’éloigner dans l’obscurité mais, avant de me carapater dans la direction opposée, j’entendis un tumulte, des éclats de voix. Ce cri : Sale Juif ! Avais-je seulement rêvé ?
J’ai titubé comme j’ai pu jusqu’à son ventre poignardé. Son corps était étendu en travers de la rue, effondré à côté de son instrument fracassé. L’image d’un monde mort de l’envie de naître. Elle ne me laisse jamais en paix.
Pour trouver le repos, il faut savoir pour qui ou pour quoi on meurt. C’est ce que demandaient Ali et son doux visage abîmé.
Je crois que c’est pour éviter de répondre que l’on a pris l’habitude d’envelopper nos morts dans des draps. Je crois que c’est pour éviter d’y être cousu que je m’y ébats. Enfin, plus maintenant. Cela fait longtemps que je ne passe plus de bras en bras. Mais il m’en reste le linge sale, couvert des taches suspectes que les mensonges y ont laissées.
Je n’ai pas pu dire à la famille d’Ali la vraie cause de son décès. J’ai raconté que c’était pour voler son cachet qu’il avait été assassiné ; cet argent effectivement absent de ses poches, qu’il n’avait jamais touché par ma faute. La trame usée de ce cliché me paraissait préférable à la vérité.
Peut-être que ses meurtriers –- ces salauds qui, manifestement, le connaissaient –- avaient poussé le vice jusqu’à venir à son enterrement ? La foule était nombreuse au cimetière du mont des Oliviers. Des troncs calcinés fumaient encore, braises de combats qui couvaient en nous désormais. D’un feu qui nous dévorerait.
Je n’osais regarder personne. Surtout pas son père ; sa grand-mère qui, à présent, caressait son prénom gravé sur une tombe. Mes yeux étaient rivés sur la porte Dorée. L’entrée par où le Messie devrait, un de ces jours, arriver. Elle nous faisait face, de l’autre côté de la vallée du Cédron. On ne voyait qu’elle en plein milieu de la muraille orientale puisque, des huit portes de Jérusalem, elle était la seule à être entièrement murée. Peut-être que le Salut était censé l’escalader ? Cette pensée me fit rigoler. Mon voisin de cimetière me jeta un œil torve.
Selon la coutume juive, chacun passait devant la tombe d’Ali en y déposant un caillou. Pierre contre pierre, comme un aimant du vivant pour détacher les mânes de la tyrannie de la mort. Pour les liquéfier, les faire cesser d’être solides, sordides. Les faire remonter à la surface. Les ramener à nous, juste un instant. Peut-être que, finalement, le Salut n’aura pas besoin d’escalader la porte Dorée. Le moment venu, Il saura sûrement la traverser. Je me mis soudain à pleurer.
Quand ce fut mon tour, je tirai de ma poche un carreau de faïence brun foncé ; une tesselle presque aussi noire qu’un morceau de charbon. L’un des tisons qui ornaient la sépulture de mon père.
J’étais allé le décoller. Une profanation comme un aveu de culpabilité. Une brèche laissée en forme de plaie ouverte, de brûlure. De blessure dans ma propre chair mutilée.
Le bulbul n’est pas un oiseau chanteur très doué. On a beau traduire son nom par “rossignol”, son staccato n’est pas aussi flûté. En vérité, le bulbul éternue plus qu’il ne gazouille. Un “whichyuu” répété, un peu nasillard, strident. Un sifflement énervant qui, au Paradis, taperait vite sur le système des gens.
C’est ce qu’il se dit en mordant dans son casse-croûte. Pourtant, il doit lui aménager un havre de paix ; un jardin sous la muraille orientale de cette Jérusalem empierrée. Ville toute minérale dont les toits sont devenus des citadelles grillagées, armoriées de drapeaux bleus du ciel mais n’offrant plus d’aire de repos à ce passereau.
Grâce à son travail, on cultivera bientôt des arbres, et le bulbul sera peut-être rejoint par des étourneaux. Nuées de milliers, de dizaines de milliers d’oiseaux qu’il aime observer chaque année dans leur traversée d’Israël. À l’automne, le pays est une étape dans leur grand périple d’ouest en est. Un orchestre sans frontière qui nécessite davantage de branches afin de protéger son sommeil des rapaces.
Cette pensée lui fait mieux apprécier le bulbul. Il le trouve sympathique après tout, avec ses joues blanches et son croupion jaune ; avec sa huppe noire au sommet de sa tête de linotte. Un crâne de piaf qui le fait picorer toujours au même endroit la terre grise et usée du cimetière musulman de Yosefiya. Une poussière qu’il vient de retourner au bulldozer et qui n’a manifestement rien à offrir au pauvre moineau. “Pas un seul petit morceau de mouche ou de vermisseau”, mais des dentures entières. Des os flottant à la surface des sépultures éventrées.
Après sa pause déjeuner, il finira de les enfoncer dans le sol. De les terrasser avant de les recouvrir d’un tapis de gazon déposé carré par carré. Un contreplaqué d’herbe pour effacer ce qui préexistait ; la limite entre les vivants et les morts, entre Jérusalem-Ouest et Jérusalem-Est. Une guerre pour l’éternité.
Et pour les niais qui la chercheront encore, on répondra qu’elle est enterrée sous cette ligne verte. Une jolie coulée bien coloriée sur tous les plans de la ville. Une promenade urbaine et écologique longeant les vieux murs, les pentes lisses et arasées du “parc national des Remparts de Jérusalem”.
Le casse-croûte englouti, il ne tarde pas à s’y remettre. Les soldats qui gardent l’entrée du chantier sont sur les nerfs : les opposants au projet semblent chaque jour plus nombreux à repousser.
Il doit s’attaquer au carré des enfants. Ça lui serre un peu le bide – sans doute l’effet de la digestion – mais, après tout, il le fait pour que d’autres enfants viennent jouer ici en écoutant pépier le printemps. Ils y fabriqueront de meilleurs souvenirs.
Sauf que le passé pense à lui.
Sauf qu’en écrasant la première rangée de petites tombes, les chenilles de son bulldozer font remonter ce qu’il préférait ignorer.
Dans leur cycle infernal et infini, lui revient le souvenir de son fils mort-né. Ce bébé qui l’avait laissé “thekla”. L’hébreu est l’une des seules langues à posséder un mot pour dire l’indicible. Une rare parole pour raconter ce qui n’est jamais dans l’ordre des choses : un parent orphelin de son enfant.
Cette précision existe dans une autre langue de la souffrance ; l’arabe où elle se dit “shakoul”.
Tout grésille dans le bruit des chenilles. Ça se brouille devant ses yeux dans un ballet d’images parasites. Une danse hypnotique qui dessine dans sa tête comme dans la neige d’un vieux téléviseur les voiles d’un bateau, puis un serpent, un squelette psalmodiant le Coran, un fusil d’assaut. Une main qui lancerait une pierre, le vol étourdissant des étourneaux. Adam qui se souvient de son argile. Un bulbul transformé en bulldozer, en Orphée aux Enfers.
Il se précipite hors de sa cabine pour dégueuler dans la poussière grise.
Le bulbul sautille gaiement jusqu’à la flaque acide nageant entre ses pieds. Son crâne de piaf a enfin trouvé de quoi manger.
J’étais roi à Jérusalem, Laura Ulonati, Actes Sud, 2025.
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