Vendredi 12 septembre 2025
Des obus, des fesses et des prothèses, d’Arno Bertina
En lisant en écrivant : lectures versatiles #140

Dans un hôtel près de Tunis, quelques années après la révolution, des femmes en convalescence après des opérations de chirurgie esthétique, leurs corps et leurs visages recouverts d’hématomes et de bleus, côtoient des rescapés de la guerre en Libye, gravement blessés, mutilés, défigurés. Ces femmes augmentées (en guerre contre elle-même, l’acceptation de leur physique) se confrontent à ces hommes diminués. « La chirurgie n’est pas une façon d’éteindre le feu qu’allume en nous le regard des autres, c’est sans doute la trace de cette violence. » Le récit se forme autour de plusieurs personnages, dans la multiplicité des voix qui se font écho, dont le face-à-face souligne une même fragilité : celle d’exister dans le regard et le désir des autres. « Des grimaces, de la laideur, des corps qui se contorsionnent, qui hurlent en essayant de sourire ».

Des obus, des fesses et des prothèses, Arno Bertina, Verticales, 2025.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




Le 4 avril à 21h15. Je me suis endormi, j’ai rêvé. Un homme reprenait l’image du groom, je protestais : « Nour n’est pas une plante carnivore, elle ne tue pas, elle ne détruit rien. »
Je me souviens - dans le rêve, déjà, ou seulement maintenant ? - des soirées qui précédèrent notre rencontre. Je m’en souviens comme de moments d’une grande douceur. Je rentrais de l’hôpital et me changeais, la chaleur tombait lentement. Sur les trois marches menant à ma porte, assis avec une cigarette et une poche de bissap que j’achetais tous les soirs à une Tchadienne, toujours postée au même feu rouge, je regardais le jour tomber, les enfants jouer. Certains voisins sortaient des chaises aussi, mais on me laissait tranquille. Que je sois devenu chirurgien les impressionnait moins que le fait de continuer à vivre dans cette rue et ce quartier, alors que je pouvais désormais prétendre à plus de confort. Quand ils parlaient de moi, je l’ai su, c’était ce qu’ils disaient. Les ayant choisis, je leur appartenais plus qu’auparavant. Il fallait donc me choyer, que je n’ai aucune raison de partir. Je regardais chaque pan de mur, les draps suspendus, la carrosserie d’une voiture blanche... Chaque élément de la rue se gorgeait de cette couleur orange, ce que j’avais pu vivre à l’hôpital s’échappait lentement de mon crâne et ça teintait cet orangé, le ciel et la rue noircissaient... Et lorsque Nour est entrée dans ma vie, lorsque le soir elle a commencé à venir me rejoindre sur ces trois marches, elle n’a rien bousculé. Toute la rue a reniflé dans son sillage un parfum qui s’ajoutait sans fausse note à ce que dégageaient les leurs chaises, les chats, les mobylettes, une casserole sur le feu quelque part, les fourmis, les papiers gras tout poussiéreux... Elle ne s’est même pas étonnée que je vive là. Elle ne m’a pas demandé ce que je faisais de mon argent, le mot docteur n’avait allumé aucune attente, elle épousait le milieu dans lequel je vivais. Je l’aimais déjà, comment ne pas l’aimer plus encore, et la désirer ?
« Bonjour ! »
La voix du groom !
« C’était quoi le cri tout à l’heure ?
— Au premier, il y a des types qui sont en meilleur état que vous. C’est pas spectaculaire mais ils peuvent se tenir debout par exemple. Ils passent la journée à la fenêtre, à regarder les femmes en maillot de bain. Elles, toute la journée elles se prennent en photo pour mesurer - ah ah, qu’est-ce qu’elles sont inquiètes, ou pressées ! - la disparition progressive des... des...
— hématomes. Les bleus. Liés à l’opération.
— Elles font des selfies pour examiner leur nouveau nez, leur poitrine toute neuve... Les hommes du premier étage ont compris qu’ils sont dans le cadre, ils se composent des têtes charmeuses... Mais une gueule cassée qu’a des douleurs partout elle séduira personne. Ils croient sourire et c’est des grimaces. Pendant ce temps les filles examinent la photo en plissant les yeux, y a un détail qui... Elles zooment dans l’image et poussent le genre de cri que vous avez entendu, c’est immanquable parce qu’à chaque fois elles découvrent un gremlins à l’arrière-plan. Franchement c’est drôle ! D’autant qu’ils sont sur leur épaule en quelque sorte.
— La place de l’ange gardien !
— Des visages hurlants, déformés, laids.
Tu découvres que ton ange gardien est laid comme un pou, qu’il a oublié de se faire opérer, lui. Comment ne pas crier ? »

Le 5 avril. Nour insiste, elle parle plus fort, plus net. Je ne peux pas brusquer sa mise en scène en demandant qu’on me transporte dans la chambre voisine, mais je pourrais l’attendre au bord de la piscine...? Je trouverais un moyen de me signaler à elle, de lui faire savoir que je suis prêt,

« On peut y aller ». Une fois dehors il nous sera plus facile de fuir le royaume des ombres, de trouver ces oiseaux qu’on n’entend pas, ici, qui sont partis chanter ailleurs, où les détergents n’ont pas tué tous les moustiques, toutes les fourmis ou - festin ! - les mille-pattes. On ira au-devant de la couleur, de personnes moins angoissées, moins harcelées, on cherchera-
... L’unijambiste veut retrouver les mille-pattes, quelle blague !
Être là pour moi ne l’amène pas à être dure ou méprisante avec Saïf. Les silences de Nour sont généreux ; dans le roquet qui aboyait elle aura reconnu l’angoisse de celui que la mort a tiré par les cheveux. Cette main poisseuse et froide, je la sens aussi, les quinze jours passés ici, « en convalescence » ils disent, n’y changent rien. Saïf n’a pas sombré mais les gens qui réchappent d’un accident grave appartiennent à la mort, traumatisés jusqu’à la fin. Est-ce qu’on peut revenir parmi les vivants ? Si la femme augmentée s’allonge contre l’homme diminué, est-ce qu’il sent le désir qui la rend vivante ? Arrêtera-t-il avec ses récits libyens ? Est-ce qu’il entend les cris d’encouragement que poussaient ses congénères dans l’avion qui nous a menés ici ? Elle a deux jambes, elle les enroule autour de celle qui lui reste. Comme un serpent étouffe sa proie ?

Un accès de fièvre à nouveau. Le dernier c’était il y a six heures. Les calmants font effet quatre heures durant. J’ai donc 40 de fièvre en permanence.

Je crois que je pue. C’est plus envahissant que l’haleine et c’est nouveau surtout. La gangrène ? Sans se douter de rien, Nour joue avec le feu en ne venant pas plus vite.

Qu’elle tarde encore, et c’est la pourriture qui gagnera.

Je sonne l’infirmière à nouveau. Je demande à être transporté au bord de la piscine. J’invoque la fièvre. Elle se fout de moi, en demandant si je ne préfère pas voir le médecin-chef. Je renonce à lui répondre. J’insiste, je veux. Au bord de l’eau. « Vous rincer l’oeil ? » Je n’argumente pas. Si elle est capable de me répondre ça, à quoi bon lui montrer ma tête aveugle, à quoi bon lui rappeler ce qu’elle sait pertinemment ?

Personne n’imagine qu’on se remettra de ce qui nous est arrivé. J’attends, au bord du monde. Une piscine et des femmes se trouvent à quelques mètres de moi, j’imagine des couleurs magnifiques dans une lumière très pure... Je ne goûterai plus jamais à cette volupté-là. Elles chantent plus fort au bord de l’eau :
Les hommes ont peur
Notre beauté les fait trembler
Ce sont des feuilles
Elles durent un été
Ceux-là bombent le torse
Mais dès qu’une chatte
Ils sursautent et tombent
On ne revient pas de la beauté
Tuer c’est plus facile, tuer tuer tout le temps
La mort n’est pas obligatoire pourtant
Cueille nos olives et regarde les suivantes pousser
Cueille pour le festin,
Cueille pour libérer l’arbre,
Cueille pour que l’an prochain
Le même festin
Non pas le cycle des saisons
Mais le retour des festins réguliers
Un jour ma mère est venue à l’hôpital, consulter un confrère dermatologue. Elle avait à l’arrière du bras une tache étrange. Une voisine la lui avait signalée, par hasard. Quelques jours plus tard, Khalil m’appela : c’était un mélanome, vilain, qu’il fallait enlever, et sans doute faudrait-il aussi envisager de la chimio ou des rayons. Deux ans plus tard, après une récidive (des métastases au cerveau), Maman décédait. Lorsque Nour m’a quitté, complètement cassé je me suis vu ne plus être nu devant quelqu’un avant longtemps, et si la mort devait venir poser sa marque sur moi de manière perverse, en un endroit du corps que je ne pourrais pas voir tout seul, je ne m’en rendrais pas compte.
Elle est finalement venue autrement, sans se déguiser mais sans s’annoncer non plus.

Les maillots de bain chantent mais j’entends, moi, les grandes orgues d’une musique terrible. Je suis comme la voiture qui cherche le poteau, qui espère le mur ou le fossé. Si je réussissais à m’enfuir, serait-elle indifférente, l’infirmière, voire soulagée ? À l’évidence, personne pour se soucier de nous... Valons-nous quelque chose ? Le Croissant-Rouge paie-t-il l’hôtel en fonction du nombre de lits occupés, ou a-t-il réquisitionné toute l’aile sans demander un compte précis ? S’ils m’enlevaient ces coques, sur les yeux, je pourrais prendre la mesure des lieux et imaginer
ma fuite.
Vais-je tenir debout si je m’appuie sur une béquille ? Avoir encore mon bras gauche et ma jambe droite est-ce une bonne chose, pour l’équilibre ? Serais-je mieux d’aplomb en ayant mon seul bras et ma seule jambe du même côté ? Peut- être pas, car alors le bassin et le buste... Je serais obligé de compenser...
Impossible d’anticiper aussi l’attitude des clients que je pourrais croiser dans le couloir ou dans le hall, ensuite. Que se diront-ils en m’apercevant fragile, incertain ? Je peux espérer les hypnotiser en étant à ce point clown... Mon corps burlesque. Les faire rire et me casser ? Me casser en les faisant rire...
Pour aller où ? Je n’ai rien en commun avec ces Libyens, ni avec ces femmes qui ne saisissent pas les mains des angoissés, mais je les fuis pour aller où ?

Je devrais continuer d’écouter Nour, et l’attendre. Si je m’enfuis au lieu de lui faire confiance, je meurs sur la plage, une vague m’emporte et je disparais. Elle se retourne et ne me voit plus.

Le choeur des femmes augmentées, sous les parasols - que leurs cicatrices ne prennent pas le soleil : « Vous pensez mériter des médailles et notre amour car vous avez approché la mort et vous en êtes revenus. Mais nous faisons ça plusieurs fois en une seule vie, nous : quand nous commençons à saigner et que vous nous arrachez à l’enfance pour nous jeter dans le monde où vous décidez de tout ; quand nous ne saignons plus et qu’on ne vous intéresse plus ; quand on commence à se trouver vieilles et qu’on vient ici se faire opérer ; quand on vous voit devenir vieux, enfin, et qu’on se demande pourquoi toutes ces résurrections, pourquoi ces Himalayas qu’on a gravis.

6 avril. Le môme des poubelles et des bagages est dans ma chambre :
« Le fou répétait souvent cette question : "Comment échapper au Grand Effondrement ?" Et qu’il était bien bête d’avoir été l’esclave de cette femme qui-
— Quel fou ?
— Un jour, un type est arrivé dans mon quartier. Au bout d’une heure à tourner, il est allé aux dunes. Les jours suivants on l’a revu. Il traînait sur cette frange de la ville qu’est mangée par le désert, où je me suis mis à l’écouter, de loin - j’avais rien d’autre à faire. Si je suis ici, c’est à cause de lui. Et c’est en rapport avec cette femme, à côté, dans la chambre. »
J’ai sursauté mais il a décampé, il venait d’entendre qu’on l’appelait dans le lobby.

Je ne veux pas mourir ici - la moquette sent la poussière, sur la terrasse les miettes des clients ne suffisent pas à rendre le lieu habitable pour les oiseaux, les abeilles. Je veux partir, je veux mourir dans un petit rade, avec une télé qui serait allumée pour personne. Ou sur la grève, entre deux barques, ou au bord de la piscine, moqué par le chœur des femmes augmentées. Je veux qu’on me ramène sous les décombres du bloc opératoire, qu’on mette quelques heures de plus à me sortir de là et qu’on m’enterre dans un cimetière de Benghazi - le sol sec fait les meilleures momies.

La fièvre monte encore. Je dirais 41°.

Je me vois fuir au hasard, la tête encore enrubannée, au bras du môme et filant droit ou, au contraire, abandonné lui comme les passeurs abandonnent les réfugiés, en pleine mer, alors que c’est leur première fois sur l’eau. Mais dans mon cas le ressac sera couvert par les rires des femmes agglutinées contre le parapet de la terrasse ; des rires vexants, cruels, des rires de harpies auxquels je pourrais répondre par un doigt d’honneur mais ce serait agir comme les bourrins que je veux fuir. Surtout je vais comprendre qu’ils forment une ligne droite de sons. Si je veux réussir à fuir tous ces zombies, je dois entendre le bruit des vagues (oreille droite) et le chœur des femmes (oreille gauche) qui rient aux larmes en observant celui qui veut leur échapper. À charge pour moi de régler la stéréo, de ne pas faire une trop grande place à ces blagues que je ne pourrais m’empêcher de trouver comiques, à mon tour, car la vie s’accrochant à ce corps qu’elle devrait négliger, snober... tout de même... comme on parie sur une vieille rosse à l’hippodrome...
Des larmes de rage entrecoupées de hoquets ressemblant un peu à des quintes de rire.

Nour enfin ! Elle entre elle s’avance elle murmure. Je n’écoute pas car je dois lui faire confiance, tout repose sur ma capacité à ne pas écouter l’angoisse qui déblatère. C’est Nour qui mène la danse, je dois me laisser faire. Elle me comprend elle me caresse : Nour enfin ! Ses mains sur moi, qui descendent, c’est elle. J’ai soif, j’ai tellement soif. La revoir, arracher les coques en plastique, la bande Velpeau. Elle pourrait m’emmener ? Malek ! Je lui dirais comment le plafond, et une partie du mur de la salle d’opération. Fièvre, Azraël ! Je n’entends plus les bavardages des autres, découpes noires qui embrassent et volent aussi bien, elles attrapent au vol, elle va entrer, se pencher sur moi, je n’entends plus rien que le froid, plus rien que hurler... Des chiens enflammés, des torches qui aboient et tentent d’échapper au pistolet du gardien. Qu’ils reculent. Nour enfin ! Jusque dans ton nom qu’est la version amputée de tout amour. Mais c’est parfait. Le feu, un cercle, des flammes. Nour enfin, ta main sur moi, pour m’emmener.

Des obus, des fesses et des prothèses, Arno Bertina, Verticales, 2025.

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