

Fanny Chiarello dépeint Coline, une adolescente marginale, entre colère et lucidité, vivant dans une ancienne ville minière du Nord de la France, qui fuit un quotidien miné par la désindustrialisation et la condescendance des clichés de classe. Isolée, végane, lesbienne, elle trouve refuge sur les terrils, écoutant Jamila Woods et inventant un dialogue intérieur libérateur, dénonçant la domination, l’exploitation, la confusion des valeurs, et la perte de sens. Grâce à une écriture incisive, une langue inventive et drôle, Fanny Chiarello capte la révolte et la tendresse d’une jeunesse ultra-consciente de sa situation. Colline invente un langage de survie, un monde parallèle pour résister, révélant la puissance vitale de l’imaginaire face au mensonge collectif.
Colline, Fanny Chiarello, Cambourakis, 2025.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
Pour commencer je n’ai pas eu le droit d’emmener Pebble au minigolf parce que ma mère disait qu’on ne nous laisserait pas accéder à la base de loisirs avec un chien, quand le ton est monté il est devenu évident que mon oncle et ma tante se lassaient déjà de notre tandem et j’ai cédé mais sur la route je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer. J’étais dans ce stupide véhicule où mes cousins se comportaient en capitaines de paquebot et je revoyais les yeux de Pebble quand il a compris qu’il allait rester seul entre les murs de l’appartement, seul enfermé avec le bruit des voisins et aucun libre arbitre, cette idée m’était insupportable et pour la deuxième fois de la journée je me suis sentie coupable vis-à-vis de lui : quelle faible fille quelle pâle imbécile ne se débat pas pour le bien de l’être qui lui est le plus cher sur cette terre ?
Pebble était puni dans son panier et moi privée d’allié pour affronter l’épreuve d’un après-midi en famille, j’ai tourné la tête à quatre-vingt-dix degrés pour que mes cousins ne voient pas mon visage se friper irrésistiblement. Les larmes ont fait des bouillons sous les bords de mes yeux et quand elles en ont franchi le seuil on aurait dit une gouttière bouchée sous le déluge je les aspirais par les narines j’ai cru me noyer, les cousins l’ont vu et ça ne les a pas fait rire ça les a embarrassés. Je me suis aperçue qu’ils me présentaient leur nuque et faisaient mine de se concentrer sur le paysage qui défilait derrière la vitre en fermant leur gueule usuellement démesurée. Je pouvais me voir de l’extérieur, une petite molle inutile une pathétique mollette avec une ceinture de sécurité.
Nos grands-parents nous attendaient sur le parking bondé de la base de loisirs.
Tu as pleuré, ma petite chérie.
Ma grand-mère m’a considérée avec une pitié non dissimulée puis s’est tournée vers ma mère en haussant les épaules.
On est démuni quand on voit ces jeunes gens qui ont tout mais qui sont toujours si tristes.
Peut-être précisément parce qu’ils ont tout.
Ils n’ont plus rien à désirer.
J’ai secoué la tête levé les yeux au ciel et les ai laissés à leurs discours discount, je ne me sentais pas concernée. Je ne suis ni blasée ni vide et si par moments je suis désespérée c’est d’être entourée d’individus à la pensée plate et formatée pour qui l’accomplissement est lié à ce qu’on amasse — ceux-là ignorent que la joie jaillit au plus près de la mélancolie, qu’elle en est même une forme exactement comme la saveur est une douleur car toute affection physique plus ou moins intense varie sur un spectre qui va de très pénible à exquis.
Je ne sais pas pourquoi j’aime tant ma grand-mère. Elle pense que la viande est question de tradition vit avec une télé allumée en continu et lit des romans qu’on peut acheter au supermarché, par ailleurs accorder de l’importance aux liens du sang est une valeur nocive mais qu’y puis-je ? Je l’aime tellement que quand je pense à elle ça me fait un soupir au cœur. Moins quand on se voit parce que tout ce qui nous divise s’embrase vite et il m’arrive de pleurer après m’être montrée agressive. Chaque fois que ça se produit je suis écartelée entre la volonté d’assumer une pensée forte et la peur de blesser. Est-ce une bonne chose d’aimer
inconditionnellement ? De devoir adopter une posture qui ne requière pas toute notre rigueur morale pour pouvoir continuer d’aimer ceux qui en piétinent les prémisses ?
Au minigolf quand j’attendais mon tour de jouer je griffonnais au dos de la fiche de score une liste qui s’étoffait de trou en trou. J’avais proposé de me charger des points pour me donner une contenance à distance des vantardises pour comic books — Je vais t’écraser ! — Tu vas regretter de t’être mesurée à Hercule ! - Ah ah, qu’est-ce que ça fait de perdre face à une fille, nabot ? J’ai conservé la liste pliée dans mon carnet avec le souvenir de ma victoire (pure beginner’s luck sans bluff ni rugissement de rire sarcastique) et là juste sous le planisphère dans ma poche intérieure cette liste esquisse le portrait de celle que je veux aimer inconditionnellement sans avoir à renier mes convictions. J’avais hésité à l’écrire directement dans le carnet que je me sentais enfin prête à investir mais je m’étais dit que ce ne serait pas assez discret.
elle ne place pas homo sapiens au centre de tout
elle respecte toutes les espèces animales
même celles qu’elle n’aime pas même les rats
elle n’oublie jamais que les arbres sont vivants
ne cueille pas les fleurs
ni brins ni brindilles à tortiller entre ses doigts
n’écrase pas les insectes même pas ceux dont elle a peur
ne dit pas que les limaces sont dégueulasses
ni que Pebble est un chat
ne réduit rien ni personne à ses propriétés supposées
ne taille pas tout en cubes dans le style platanes municipaux même si les cubes ça se range bien c’est vrai
elle est gourmande
mais pas des autres animaux
ni de ce qui leur appartient
elle refuse les rhétoriques
n’a pas un avis sur tout
mais quand elle en a un c’est un poing serré
elle a une volonté inflexible (unlike me au minigolf sans Pebble)
elle n’est militante de rien
l’exemple de son exigence personnelle est la seule leçon silencieuse qu’elle dispense à son corps défendant
et sa rigueur n’exclut pas l’humour
elle ne veut pas d’enfants parce que
(peu importe pourquoi mais comme pour moi c’est sine qua non...)
mais elle veille à son empreinte écologique mieux que si
elle en avait
elle ne vit pas sur un réseau social
elle reste en retrait de la stérile effervescence
elle n’est pas narcissique — ni superficielle ni ambitieuse
elle ne souhaite pas être la meilleure
elle fait les choses à sa manière et pas selon des règles arbitraires
elle a un usage téléphonique du téléphone
elle ne regarde pas la télé
elle a une curiosité active et découvre par elle-même ce qu’elle écoute lit et regarde
elle a besoin de mouvement (skate vélo course à pied etc. mais PAS équitation le cheval n’est pas un moyen de locomotion)
elle ne regarde pas ses pieds en marchant
elle ne s’ennuie jamais
elle génère ses propres émotions fortes
c’est peut-être une artiste
elle fait des trucs un peu bizarres parfois
J’ai d’abord ressenti un léger embarras quand je me suis rendu compte que ça me décrivait moi sous mon meilleur angle avec la bonne lumière et je m’en suis rendu compte parce qu’en écrivant cette ligne sur les trucs un peu bizarres j’ai essayé de me rappeler la dernière fois que j’avais fait un happening au lycée (sans complice puisque je n’en ai pas) au cas où quelqu’un se serait reconnu dans mon excentricité (mais non) alors j’ai relu tout le reste et c’était mon portrait-robot pourtant je ne suis pas narcissique. Beaucoup de gens prétendent qu’ils s’ennuieraient avec leur double mais je ne crois pas que ça risquerait de m’arriver puisque je ne m’ennuie déjà pas avec moi-même. Peut-être qu’ils disent ça pour montrer leur ouverture à l’altérité ou alors ils sont vraiment vides et très soporifiques.
Personnellement si j’étais confrontée à un alter ego qui m’attirerait physiquement je ne ferais pas de manières en faveur de la diversité des caractères. Les gens qui clament ne pas chercher quelqu’un qui leur ressemble ont sans doute autour d’eux de nombreux individus avec lesquels s’entendre sur des fondamentaux tandis que j’en ai zéro et si l’envie d’en rencontrer un (au féminin) est narcissique ok je suis narcissique après tout ce n’est qu’une étiquette parmi d’autres et qui n’en est pas plus couvert qu’un article en dernière démarque ?
Elle écrit un poème !
J’ai tressailli quand j’ai compris que Kiki parlait de moi. Il se tenait si près qu’il aurait pu parcourir ma liste si je n’avais abruptement plaqué le clipboard contre ma cuisse et sur son visage déformé par l’excitation j’ai vu qu’il cherchait un divertissement dans le divertissement, il en avait assez des clubs et des trous assez d’attendre que les autres aient fini de jouer pour pouvoir gestibeugler à proportion de son ennui. Toute la famille s’y est mise.
Tu nous le lis ?
Et elle vous expliquera qu’il faut être ici et maintenant.
Allez, montre ! Mon enfant ma sœur songe à la douceur — c’est quoi ensuite ? D’aller vivre ensemble euh...
Au pays du sourire ?
Rappelle-toi je me suis dit, ce n’est pas la teneur des propos qui blesse ou agresse mais l’intention non pas le venin mais son envie. Dans sale gouine ce n’est pas gouine qui offense ; dans elle écrit un poème être prise en flagrant n’effarouche pas mais on frémit qu’écrire un poème soit pointé comme un délit. Puis je me suis rendu compte que si je me mettais à courir personne ne me poursuivrait. Je regardais béer les bouches trémuler les glottes et l’ignorance triomphante qui ébranlait ces langues (la pensée de sa profondeur latente) m’a enfin fait détaler.
J’avais un carnet un stylo des oreillettes pour écouter Jamila Woods sur mon téléphone : ma grand-mère était dans le vrai quand elle disait que j’avais tout. Quant à Kiki sa volonté de nuire avait inopinément donné à ma liste une dimension inattendue et fascinante elle avait ouvert une porte que je n’avais même pas entrevue. Je pouvais écrire un poème oui pourquoi pas ?
J’ai détaché la feuille de score de la planchette en carton et l’ai pliée tranquillement je n’entendais plus les vociférations qui continuaient de fuser, rien ne fera taire ces trous du cul je me suis dit et dans ma tête la musique a explosé mais j’ai remis au début :
Motherfuckers won’t shut up
We been in a war my God [1]
Je ne me sentais plus si seule quand j’ai lâché le clipbord. J’ai couru. Les exclamations derrière moi ont redoublé je n’en ai distingué que d’insignifiantes bribes. Quelques derniers mots ont atteint mes tympans.
vas ?
te préviens !
nos scores !
Trop de ponctuation.
Et cette foutue ponctuation me rattrape ici, points d’interrogation et d’exclamation alignés le long du vide qu’ils ont pour vocation de tromper tout comme les cris de Nunu et Cucu filent dans les aigus à mesure que l’ennui leur cuit les circuits — j’y vois quasiment une loi physique : plus c’est nul plus ça hurle (il n’est qu’à entendre les muzaks lâchées dans l’espace public qu’elles sortent d’une caisse customisée d’une soirée ou d’un barbecue et on s’aperçoit que le volume sonore est toujours proportionnel à l’indigence du son) et de la même façon moins une phrase a de pertinence et d’intérêt plus on lui assigne de points d’exclagation qui glapissent sans raison.
Coline, ce que vous faites est très dangereux !
Vous la voyez encore, vous ?
Tu penses pouvoir remonter ? Tu n’es pas blessée ?
On ne la voit plus du tout !
Un jour je suis entrée dans une librairie sur un coup de tête après une exclagation de trop j’ai acheté L’Art de la ponctuation et le soir je l’ai lu d’une traite dans mon petit lit de jeune fille comme un gentil Musso-Levy ensuite de quoi j’ai décidé de ne pas faire ce qui est préconisé de ne pas m’insurger contre l’abus en invoquant le bon usage parce que le bon usage n’est pas plus mon ami que l’émo-ponctuation. J’ai décidé de créer mon propre système et je n’ai jamais cédé à la pression du corps enseignant appelons ça de la désobéissance mesurée. Seule Mme Q. ne m’a plus jamais retiré de points pour ce que ses collègues ont continué d’appeler ma ponctuation calamiteuse.
C’est elle, ça ?
Ben non, t’es con ou quoi ? C’est un buisson !
J’ai réussi à me glisser à travers un fourré abrasif et il me semble que je vais pouvoir descendre quelques mètres sans autres complications qu’éboulis et ronces avant de parvenir à la masse sombre suivante. Je m’applique à progresser sans trop solliciter les zones de mon corps déjà douloureuses et ne prête plus guère attention aux interjections qui crépitent en amont aussi je sursaute violemment quand une petite masse très vive me bondit dessus.
Vous avez entendu ?
C’était sa voix !
Je serre Pebble contre moi et pleure intensément mais brièvement et sans un son quoique la bouche grande ouverte puis je ris de l’accueillir en sauveur alors même qu’il n’a pas tout à fait l’acabit d’un saint-bernard. Mais avec lui auprès de moi je suis tirée d’affaire tel est le pouvoir de l’amour.
Colline, Fanny Chiarello, Cambourakis, 2025.
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[1] Ces raclures ne la fermeront pas / Nous avons été en guerre mon Dieu