Vendredi 20 juin 2025
Capsule Bakary, de Sébastien Smirou
En lisant en écrivant : lectures versatiles #134

Le roman de Sébastien Smirou retrace en six chapitres les derniers jours de Bakary qui transforme sa chambre en une capsule temporelle, destinée à témoigner de son existence à d’éventuels survivants. Le récit fragmentaire, tout entier contenu dans un espace clos, mêle introspection, souvenirs et obsessions morbides. Replié sur lui-même, Bakary construit un autel à sa solitude. Il y consigne pensées, souvenirs et hallucinations, hanté par ses parents. Il convoque ses héros imaginaires, ses objets quotidiens (un appareil photo, un frigidaire, un autoportrait, une licorne, la maquette d’une chambre de deux amoureux qui se donnent la mort), qui à leur tour racontent son histoire. Dans une langue lyrique et hantée, le récit explore la fascination pour la mort, les frontières entre réalité, fantasme et mémoire, affirmant une forme d’existence dans l’effacement.

Capsule Bakary, Sébastien Smirou, P.O.L., 2025.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




Le 2 mai

Pour simplifier, j’ai placé le nord du ciel au nord tout court. La fenêtre est orientée à l’est : si tu l’enjambes, en quelques jours tu marches dans Strasbourg. C’est donc le mur aux autoportraits, face à l’entrée de la grotte, qui indique le nord. De là, si tu lèves les yeux au plafond — magie de l’orientation -, tu tombes sur le nord du ciel de Noël 2008. Et tout de suite la Grande Ourse : casserole renversée. Rose. (Je trace toutes les constellations en rose. C’est comme dans les cahiers de vacances, il suffit de relier les points pour que les figures apparaissent.) Au-delà, tu vois très vite l’étoile Polaire. C’est facile, c’est le bout de la queue de la Petite Ourse. Elle brille grave : j’ai collé sur sa position un éclat du miroir de mon frère. À sa droite, le Dragon ; à droite du Dragon, Hercule ; sous Hercule, le Cygne ; etc., etc. Tu visiteras. C’est beau, non ? C’est ma nuit. On dit nuit noire alors qu’elle est bleu marine, ou d’une nuance de bleu plus noire et plus profonde qu’un bleu marine. Bleu nuit, voilà. Bien dit. On voit la différence. La pression retombe, je le sens. Ici, c’est tous les jours Noël.

Cette carte est un aspirateur : tout y entre, rien n’en sort. Si tu cherches Vénus tout le monde cherche Vénus elle est en bas à droite, en Capricorne. Avec une conjonction pareille, Jaja aurait dit quelque chose du genre chérrrie, le feu de Vénus étouffe dans la méfiance du Capricorne ! Libère-toi, libère-toi ! Allez viens, on se fait un petit café. Jaja, meilleure amie de ma mère. Dans la misère aussi, mais sans en faire une maladie. On ne vit pas COMME des cafards elle théâtralisait les majuscules davantage encore que les italiques -, on EST des cafards. Et elle remuait les index sur son front, comme on mime les cornes de l’escargot, pour jouer des antennes. Elle s’amusait de l’horreur et je comprends ça très bien. C’est Massacre à la tronçonneuse dans la vraie vie. On dézingue le père, la mère et les enfants avec son gros engin et on craque une allumette dans l’alcool à brûler. Le lendemain, la famille gît sous les décombres, on compte ses membres et on rit du souvenir de leurs cris. Merci Jaja.

On ne m’arrête plus. J’ai la patate d’avant la pédopsy - ça date. Mon ventre me tue mais je suis super-vivant quand même. Ça ressemble au sursaut d’avant le grand saut. Syndrome du cancéreux guéri. C’est bon, Chouchou, je dis au revoir aux infirmières et on rentre à la maison. Et le soir même, le type est mort. Ça porte un nom en médecine. Tremplin ? Épiphanie ? Ça va me revenir. Allez, on se calme, on fait un Dark Vador. On joint les mains autour du nez et de la bouche, on inspire on inspire on inspire, on retient—///// — et on sooouffle par la bouche en comptant jusqu’à cinq. Aucun, hideux, octroi, coquâtre, scinque. Allez, encore une fois. On prend son temps. Personne ne nous attend, il est trois heures du mat’. Rue déserte, silence de plomb. La nuit est tombée sur le monde. On inspire on inspire on inspire.

[JE SUIS TON PÈRE, LUKE.] Putain, c’est pas possible. On peut pas être tranquille deux minutes ! J’ai la tête farcie. Autant que le bide et les poumons. Je vais exploser façon big-bang, la grotte finira couverte de poussière et de cendre. J’aspire à crever calmement, nom de Dieu ! Calmement. Quatre ans de préparation, on ne s’emballe pas dans la dernière ligne droite. Pense à des choses tristes, ça ralentit le cerveau. Le départ de Papa ? Très bien, ça marche à chaque fois. Vas-y, développe. Doucement. Qu’est-ce qui fait si mal, dans le départ de Papa ? C’était un gros con, après tout. Voleur, menteur, coureur, joueur. On s’en fout de ce mec. On lui pisse à la raie ! On lui nique sa race ! Doucement, on a dit. On lui nique doucement sa race ? Voilà. Qu’est-ce qui rend triste, encore ? Les parents en général. Les parents, les frères, les Fritz et Rika, les licornes, les photos de soi, les promesses, les insectes, les riches, les faux jardins, la rouille, la viande hachée, les foyers, les écoles, les gens, les promesses mais les promesses, je l’ai déjà dit. Ça se bouscule, ça défile, ça ne freine pas le cerveau du tout. Je crois que je confonds tristesse et colère.

Ça me rappelle les promesses n’engagent que ceux qui les croient. En voilà, une idée de menteur, de cynique - une idée d’homme politique. Si ça se trouve, mon père est devenu homme politique. Il aurait dû faire ça ici, on aurait eu moins faim qu’avec les voitures volées. Les promesses n’engagent que ceux qui les croient. C’est triste et, en même temps, ça met en colère. Ça se superpose. Mais une fois les choses superposées, comment les distinguer ? Le petit chat est mort : tristesse direct, bouche en cloche. Je pisse sur ta mère facile à l’envers, 100 % colère. Si on dit quand je reviens, on joue au foot et qu’on ne revient jamais, là en revanche, tristesse ET colère. (Ceux qui les croient, c’est toi.) Tristesse et colère dans cet ordre-là, j’ai remarqué. Et verticalement. La colère ne remplace pas la tristesse : elle la recouvre. Tant qu’elle est vive, elle en protège. J’ai la rage = je suis pas une merde. Voilà les faits. Ils sont bien faits. J’aurais dû faire philosophe.

Un philosophe, ça ne bouge pas. Non plus. À la limite, ça regarde par la fenêtre. De toute façon, qu’est-ce que j’irais faire à Strasbourg ? Je ne suis pas dans l’horizontal. Pas franchement dans le vertical non plus. J’ai creusé un trou, ok. Je vais enfouir une capsule temporelle à quelques mètres sous la terre, ok. Mais je suis plutôt dans le stationnaire. Je ne bouge pas, ou alors je bouge sur place. Je ne sors pas, je ne fais même pas de bruit. Je mange et je finis de pourrir. C’est tout. Je dors le jour, je veille la nuit. Si je regarde par la fenêtre ou si j’ouvre la porte, pas un chat. Et de toute façon, qu’est-ce que je ferais d’un chat ? À ton avis ? Ça porte bonheur ?

Le 3 mai

Au réveil, petite séance à la saint Thomas : j’enfonce mon index dans la plaie sous mon sein droit. C’est tiède = je suis toujours en vie — je crois ce que je sens, aussi. On aimerait que la température baisse progressivement jusqu’à extinction des feux mais ça mijote jusqu’au bout. C’est quand le cœur lâche que la descente commence. En une journée le corps s’aligne sur la température ambiante. Champion du monde. Les odeurs s’estompent plus lentement. Je cache un sac-à-dos dans l’accoudoir du canapé : il contient le sac plastique qui contient l’écharpe qui contenait ma mère le jour de sa mort. Je m’en suis mis plein le nez pendant des mois. J’ouvrais le sac-à-dos, je dénouais le sac plastique, je respirais-respirais-respirais, je refaisais vite le nœud, le double nœud, refermais le zip du sac-à-dos, et à l’abri dans l’accoudoir. Peine perdue : au fil des semaines, Maman s’est éloignée une seconde fois. L’écharpe sent la laine = l’écharpe sans l’haleine. J’ai épuisé le génie du sac-lampe. Évaporé dans l’atmosphère. Ou bien enfoui, lui aussi, à quelques mètres sous la terre.

Pas gardé la moitié d’une écharpe de mon père. L’avantage de vivre à demi nu, c’est que je ne laisserai rien non plus. Si on doit déposer mes restes quelque part boîte, urne, trou —, merci de m’épargner la compagnie des objets familiers pour le passage vers l’autre monde. 1 : j’aurai le temps de passer mille fois d’ici votre arrivée ; 2 : il n’y a pas d’autre monde. Si ça se trouve celui-ci n’existe pas non plus, d’ailleurs, et je vis dans le rêve de quelqu’un d’autre. Un dieu ou un pauvre type. Va savoir. Une créature plus noire et plus profonde que moi. Dans quelle tête germe un monstre pareil sinon dans celle d’un autre monstre ?

En attendant, je ressemble à une statue qui respire. Difficilement. En attendant la saute. Concentration. La codéine soulage si j’en prends beaucoup mais je limite la saute. Dose. Quand je partirai. À Mélanie Bastian. La codéine soulage statue de Mélanie saute. Pour être là. Concentration. Ressemble à Mélanie respire la ligne saute pour être là. Beaucoup-beaucoup. Voilà les faits. Le magicien dose. La ligne saute. Je limite la concentration.

Arrête, attends. Les choses se stabilisent un peu. Je me dépêche. Les notes annexes ne sont pas de moi. Elles m’ont été dictées par les objets. Non pas à cause du vœu mais grâce au vœu. Si tu te tais un peu tu entends mieux ; si tu te tais beaucoup tu entends tout. Les objets parlent. Il suffit de tendre l’oreille : tout y entre, rien n’en sort. Les phrases se déplient comme des cordages ou des anacondas. Elles se déplient et se réenroulent dans ta tête quand elles en touchent le fond. Ce sont les phrases qui donnent leur forme aux circonvolutions de ton cerveau. Les phrases parlées sont libérées de la tête. Si tu répètes ce que tu entends, tu travailles à ton équilibre. Si tu te tais obstinément, tu stockes les phrases lourdes et visqueuses. Tu compresses et tu stockes. Ta tête grossit. Un naufragé parle aux arbres et aux oiseaux sinon sa tête explose sous la pression des phrases. Mais moi, à cause du vœu, les phrases descendent dans mon ventre pour être digérées. C’est ça ou l’explosion de la tête. C’est un itinéraire de délestage. Les phrases descendent, les intestins s’enroulent comme des cordages ou des anacondas. Ils circonvolutionnent comme le cerveau à cause des phrases et des cailloux qui s’y agrègent. Ils stockent et compressent les phrases lourdes et visqueuses. Ils grossissent à leur tour. C’est là que les notes annexes viennent au secours des intestins, c’est un itinéraire de délestage. Les notes annexes imitent les intestins à cause des phrases et des cailloux non digérés qui s’y déploient comme des cordages ou des anacondas. Elles stockent et compressent et grossissent à leur tour. Quand elles saturent sous la pression des phrases et des cailloux visqueux, le courant reflue, le ventre explose. Les choses se stabilisent un peu.

Les objets parlent. Ils disent tout ce que tu peux entendre. Sauf aux enfants. Les objets n’aiment pas les enfants. Ils ne leur font pas confiance. Ils ne leur parlent pas. Ça tombe bien : je n’ai plus d’enfant à l’intérieur de moi. Fini. Les objets ont attendu qu’il parte pour me parler. Je ne l’ai compris qu’après coup. Saleté d’enfant. Parasite. On ne peut pas te faire confiance. Les objets ne parlent qu’aux élus. J’aurais dû faire objet, j’aurais choisi à qui parler. J’ai fait élu. Objet des objets. Mon vieil enfant interne pourrit probablement sous un pont. Sous un pont, dans une niche ou une maison abandonnée, couverte de poussière et de cendre. Parasite. Tu ne grandiras jamais. Regarde-toi. Je ne veux plus t’entendre.
Il n’y a plus qu’à fermer les yeux. Ferme les yeux, garde les yeux fermés. Ça y est : je ferme les yeux et je le vois, ce petit enfant, sous son pont. Adossé aux grosses pierres de son pont. Recroquevillé, les bras autour des jambes, il ferme les yeux lui aussi. La lumière d’ici passe assez dans les miens, traverse assez mes paupières pour que je le voie fermer les siens. Paupierre. Dans ses yeux à lui, le noir est dur. C’est carrément l’empire du noir. On dirait que la nuit est tombée sur le monde intérieur du petit garçon. Nuit complète et hostile. Dure. Sans le moindre mouvement, le moindre bruit, la moindre petite lueur. Nuit de plomb. J’ai mal au ventre en y pensant. Garde les yeux fermés. Tu vois : lui aussi se touche le ventre. Douleur aveugle. Tu penses à moi, petit garçon ? Garde les yeux fermés. Supplie-moi. Supplie-moi et je te ramène à l’intérieur de moi pour que tu n’aies plus mal au ventre. Tu sens ? Il est dur comme la nuit.

Capsule Bakary, Sébastien Smirou, P.O.L., 2025.

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