Vendredi 11 juillet 2025
L’Acte d’image en littérature
Un ouvrage collectif dirigé par Servanne Monjour et Anne Reverseau

L’Acte d’image en littérature, dirigé par Servanne Monjour & Anne Reverseau est né d’un désir partagé de repenser l’écriture scientifique en lui donnant une forme visuelle et intermédiale, en cohérence avec ses objets d’étude.

S’inspirant du mur d’images d’écrivains, cet ouvrage revendique une approche collective et expérimentale, entre exposition et publication savante. Issu d’un colloque, il rassemble des contributions courtes centrées sur une image, assemblées comme un parcours d’exposition autour de grandes thématiques (Braconnages, Bricolages, Métamorphoses, Révélations, Témoignages d’auteurs et d’autrices). Servanne Monjour et Anne Reverseau, directrices de cet ouvrage collectif, ont travaillé avec des outils numériques collaboratifs pour produire une version hybride, imprimée et en ligne, et explorer de nouveaux formats éditoriaux. Ce projet manifeste ainsi une volonté de casser les cadres traditionnels, de relier texte et image autrement et de valoriser les circulations inattendues entre données, idées et formes. Véritable laboratoire, l’ouvrage expérimente une autre manière de faire de la recherche et de la partager.

Braconnages

Jocelyn Brooke, écrivain anglais passionné de flore, bâtit toute sa Trilogie de l’Orchidée autour de cette fleur rare, symbole de désir et d’obsession. L’orchidée, à la fois motif botanique et image littéraire, traverse ses récits comme un signe actif qui relie souvenirs d’enfance, fantasmes guerriers et échos de la guerre. Cette plante, exposée, dessinée, réinterprétée, circule d’un livre à l’autre. Elle entrelace fiction et savoir naturaliste. L’orchidée agit comme un fil conducteur qui nourrit l’écriture et reflète le trouble du narrateur, tout en renouvelant sans cesse sa puissance poétique et évocatrice. [1]

Dans Clio, Charles Péguy médite sur la valeur des images gravées illustrant Les Châtiments de Victor Hugo, notamment celles de Schuler qui font surgir un peuple oublié par l’histoire officielle. Fasciné par la légende sous l’image, Péguy y voit une tension entre texte et visuel   : la lumière divine qui dévoile tout mais laisse aussi place à l’ombre, signe de liberté humaine. Pour lui, l’image peut réparer l’injustice de la fiction historique qui néglige les anonymes. Schuler, en révélant la coexistence de lumière et d’obscurité, illustre la puissance de l’image à remettre l’humanité ordinaire au centre. Péguy célèbre ainsi l’alliance paradoxale entre gravure et parole  : l’image révèle ce que le texte seul ne peut saisir. [2]

Agustín Fernández Mallo, connu pour mêler texte et visuel, approfondit dans Trilogía de la guerra son usage du « geste photographique » inspiré de la notion d’acte d’image de Bredekamp. Partant de photos d’archives prises sur l’île de San Simón durant la guerre civile espagnole, le narrateur rephotographie ces lieux, aujourd’hui vidés de leurs figures humaines, et y superpose une réflexion sur la mémoire collective, la trace et la façon dont le passé ressurgit. Ce geste, documenté sur son blog, ne se limite pas à l’illustration mais devient un moteur de pensée qui nourrit l’écriture. En confrontant images d’hier et d’aujourd’hui, l’auteur interroge l’empreinte des lieux et la manière dont l’image peut transformer la narration historique. [3]

Michel Butor, célèbre pour ses romans et ses collaborations artistiques, a discrètement pratiqué la photographie entre 1951 et 1962, utilisant son appareil comme outil d’exploration pour mieux comprendre les lieux qu’il visitait. Ses clichés, souvent pris avec soin et conservés, l’ont aidé à structurer son regard et ont nourri sa manière d’écrire, même s’il écrivait parfois bien après avoir pris les photos. Butor voyait dans l’acte photographique un moyen de capturer des angles, des lumières, et de prolonger sa réflexion littéraire. Sa pratique dialoguait ensuite avec les images d’autres artistes, les textes venant intensifier ou détourner ces visions. Pour lui, la photo était autant une manière de voir qu’un tremplin pour inventer autrement. [4]

Négatifs issus de la boîte d’archives de Michel Butor, scans réalisés chez l’écrivain le 10 juin 2014 à Lucinges. Photographie d’Adèle Godefroy

Les carnets manuscrits et illustrés de Marie-Claire Blais, rédigés pendant son séjour aux États-Unis durant la guerre du Vietnam, dévoilent la genèse de ses romans et ses tourments intimes face à la violence. Ces cahiers mêlent croquis au stylo et portraits à l’aquarelle, révélant deux gestes visuels. Les esquisses accompagnent la naissance des personnages et structurent le récit, tandis que les aquarelles sombres traduisent l’angoisse et prolongent l’expressivité du journal. Le dialogue entre texte et image enrichit la lecture et montre comment Blais explorait l’invisible par la couleur et la composition. Ces portraits deviennent de véritables partenaires introspectifs, prolongeant ce que l’écriture seule ne peut dire et invitant le lecteur à une contemplation active. [5]

Pour Patrick Mauriès, écrivain, éditeur, critique littéraire français, le « mur d’images » est à la fois lieu intime et espace d’exposition : bureau, refuge, puis galerie ouverte au monde, il précède et dialogue avec la page blanche. Ce rapport entre collection d’objets et écriture révèle une poétique de l’accumulation et de l’assemblage. Chaque élément prend sens dans un réseau de liens. Chez lui, le texte agit comme un cabinet de curiosités, organisant le désordre apparent, cristallisant souvenirs et désirs. Le paragraphe devient unité de sens, et l’écriture, tout en classant, génère à son tour du vivant, prolongeant la collection vers de nouvelles découvertes. [6]

Chez Patrick Mauriès, photographie de Yann Le Gall, Le Télégramme, 2019

Hélène Giannecchini, autrice et spécialiste de la photographie, compose pour chaque projet un vaste mur d’images qui accompagne son écriture. Pendant son séjour à la Villa Médicis, elle a rassemblé gravures anatomiques, photos anciennes et cartes postales, explorant visuellement le deuil et la mort pour son roman Voir de ses propres yeux. Ce dispositif évolutif, accroché face à son bureau, agit comme une extension de sa pensée et nourrit le texte sans l’illustrer directement. Les images deviennent un outil de réflexion et de mémoire, une manière d’apprivoiser l’indicible. Une fois l’écriture achevée, ces images rejoignent ses archives comme traces de la genèse littéraire. [7]

Dans The Flamethrowers, Rachel Kushner construit un récit foisonnant où motos, vitesse et art se mêlent, vu par Reno, jeune femme cherchant à transformer ces passions en création. Son écriture puise dans un riche réservoir visuel (photos, œuvres, souvenirs) qu’elle accroche littéralement sur ses murs de travail. Ces images agissent comme catalyseurs narratifs, nourrissent ses scènes et questionnent mémoire et réinvention. Du cliché d’une femme frappée par une météorite aux traces de pneus sur le sel, ces motifs explorent l’effet de la vitesse et de l’art comme inscription fragile, reliant gestes photographiques et imaginaire littéraire. [8]

Bricolages

Christian Dotremont, figure marquante de l’avant-garde européenne, invente le logogramme : une fusion spontanée de calligraphie et de poésie qui brouille les frontières entre art visuel et écriture. Ses encres mêlent couleurs symboliques et gestes expressifs. Ses recueils, comme Logbook, relient narration et images manuscrites, formant de véritables livres-objets. Dotremont envisage ses œuvres comme une « écripeinture » où texte et tracé s’engendrent mutuellement. En exposant ou publiant ses logogrammes, il interroge le rapport entre original et reproduction, offrant une expérience où le signe devient mouvement, reliant page, image et mot en un tout vivant. [9]

Willem Frederik Hermans, figure majeure des lettres néerlandaises, explore la tension entre texte et image dans Fotobiografie (1969), conçu après la mort de ses parents. Il y juxtapose photos issues d’archives familiales et extraits des journaux de sa sœur Corry, assassinée en 1940. Pour lui, ces carnets valent autant comme objets visuels que comme écrits. Leurs photos transmettent une présence matérielle et émotionnelle, déclenchant souvenirs et réflexions. En insérant ces images, il souligne l’impact unique de la photographie, vue comme preuve et substitut de l’objet réel, tout en montrant que seul le texte peut dévoiler leur charge intime pour le lecteur. [10]

Leïla Sebbar, écrivaine franco-algérienne engagée, mêle depuis ses débuts écriture et exploration visuelle. De ses premiers combats féministes au sein du journal Histoires d’elles aux nombreux recueils collectifs sur l’enfance et l’Algérie, elle associe textes et photos pour questionner identités, mémoires et transmissions. Dans ses œuvres personnelles, albums et récits, elle assemble cartes postales, archives, dessins ou objets hétéroclites comme autant de passeurs entre cultures et histoires croisées. Sa démarche, proche du « femmage », brouille frontières entre genres et supports, créant une mosaïque vivante où l’image prolonge la parole pour dire l’exil, la filiation et les voix multiples. [11]

Depuis Babel, Patti Smith mêle poèmes et clichés personnels, souvent des polaroïds, explorant une « image active » qui inspire l’écriture. Ses photos, comme celle de Jeanne d’Arc, incarnent une dimension quasi sacrée, devenant objets de dévotion ou de rituel intime. Pour elle, l’image agit concrètement, telle une relique qu’on touche, manipule, annote. Patti Smith réemploie ses clichés dans différents livres, reliant lieux, époques et œuvres par ce geste. Ainsi, photographie et sculpture se répondent, ouvrant des circulations entre visible et invisible. L’image devient alors un médium de contact, entre mémoire, prière et écriture, nourrissant une pratique quasi mystique. [12]

Dans Soustraction, Valérie Mréjen explore les fonds oubliés de l’IMEC, se penchant sur des objets sans valeur historique évidente. Elle manipule ces archives marginales en les sortant de leurs boîtes, les reclassant et les reliant par des fragments narratifs. Les gestes d’extraction, de cadrage et de zoom deviennent des moteurs de fiction. Deux images, une carte postale anodine et un dessin remémoré, illustrent ce processus : elles déclenchent des récits multiples, révélant comment l’image agit, circule et se transforme. Mréjen montre que l’archive, revisitée par l’imaginaire, engendre des histoires, brouillant les frontières entre mémoire, trace et invention. [13]

La collection « Fléchette » (sun/sun) associe une image issue des Archives de la Planète d’Albert Kahn et un texte d’auteur contemporain, créant un dialogue entre photographie ancienne et écriture. Chaque image, insérée et manipulable, « pique » l’auteur et le lecteur, éveillant mémoire et fiction. Ce dispositif interroge la trace, la disparition et le pouvoir du récit pour prolonger ce que les archives fixent. Les autochromes, initialement projetés, deviennent surfaces d’imaginaire et d’enquête, réactivées à chaque lecture. L’échec du projet pacifiste d’Albert Kahn souligne la tension entre conservation et perte, que l’écriture tente de sublimer. [14]

Reproduction de l’autochrome Un coin de la Villa (soleil couchant), janvier 1910. Fonds Albert Kahn, dans les pages intérieures de Hélène Gaudy, Villa Zamir, sun/sun éditions, 2022

Depuis 2013, GifItUp ! invite chacun à créer des animations à partir d’images patrimoniales en ligne, dynamisant l’accès aux archives numériques. Ce concours valorise le réemploi créatif, transformant des œuvres en supports d’expérimentation visuelle et narrative. Cette pratique interroge la manière dont le jeu, le détournement et la manipulation modifient la perception de ces images historiques. Tout en diffusant le patrimoine sur les réseaux sociaux, ces détournements soulignent l’écart entre objectifs culturels et usages médiatiques. Ils révèlent aussi la force collective d’une mémoire partagée, où chaque animation devient une interprétation nouvelle, un acte critique et collaboratif de transmission culturelle. [15]

Depuis 2017, le bot @AutoImagist de Zach Whalen produit automatiquement des poèmes courts à partir de photos choisies au hasard en ligne, qu’il décrit grâce à une IA, combinant ensuite ces phrases pour évoquer l’esthétique imagiste de William Carlos Williams. Son fonctionnement associe génération aléatoire, mises en page typiques et comparaisons inattendues, prolongeant des traditions avant-gardistes comme le cut-up ou l’Oulipo. Il témoigne de la rencontre entre création algorithmique, poésie numérique et intelligence artificielle. Diffusé sur X, ce dispositif explore comment texte et image se croisent aujourd’hui, jouant entre code, données et réinvention poétique en ligne. [16]

Après son éviction de The Yellow Book, Aubrey Beardsley crée The Savoy et y publie Fanfreluche, version revisitée et satirique du mythe de Vénus et Tannhäuser. Son héros, l’Abbé Fanfreluche, double fantasque de l’auteur, incarne une échappée anti-victorienne vers un monde érotique et esthétique. Les dessins, comme The Abbé, mêlent symboles sensuels, motifs floraux et allusions à l’androgynie. L’image, tout autant que le texte, guide le lecteur vers un univers initiatique où plaisir et ambiguïté de genre s’opposent à la morale de l’époque. Beardsley transforme ainsi son roman illustré en manifeste contre la pudibonderie victorienne. [17]

Métamorphoses

Dans The Savoy, Beardsley introduit Sporion, personnage trouble d’un ballet imaginaire inséré comme «  footnote  » à son roman Under the Hill. Le dessin «  A Footnote  » incarne Sporion, reflet du propre corps malade de Beardsley, mêlant autoportrait et figure mythologique. Attaché symboliquement à Pan, dieu subversif d’Arcadie, le personnage représente l’artiste comme perturbateur d’innocence victorienne. Après sa mort, l’éditeur Smithers censure ce dessin en effaçant Pan et le lien qui unit l’artiste à son double. Cette suppression dévoile la tension entre l’humour, l’érotisme et la satire du grotesque que Beardsley brandissait face à une société moralisatrice. [18]

Fotóregény, créé par János Géczi et László Molnár en Hongrie communiste, documente en images la journée d’un jeune couple, mêlant reportage et poésie visuelle. Initialement censuré, partiellement perdu puis restauré, l’ouvrage échappe aux genres traditionnels : à la fois roman-photo, document sociologique et poème graphique. Influencé par la culture underground et la poésie visuelle, il dissimule une lecture codée sur l’émigration, derrière une apparente banalité domestique. Les altérations du temps, les ratures et gribouillages renforcent son ambiguïté, transformant chaque page en archive ouverte. L’œuvre reste unique, témoin d’une liberté créative sous surveillance et d’une mémoire fragmentaire. [19]

János Géczi et László Molnár, Fotóregény (Roman-photo), OOK Press, 2018,

Dans L’Image fantôme, Hervé Guibert explore la photo comme objet chargé d’une présence presque vivante, jouant tour à tour le rôle de photographe, modèle, spectateur et autoportraitiste. Fasciné par la matérialité (papier, dos, formats) il met en scène des images absentes, avortées ou mal développées, dont le pouvoir d’envoûtement agit malgré tout. Les photos, détachées des sujets représentés, deviennent des « corps » sensibles, porteurs de sortilèges, de maladies ou de transferts sensuels. Chez Guibert, l’image photographique déborde la simple représentation. Elle devient fétiche organique, entre attraction et répulsion, entre poésie tactile, étrangeté magique et désir trouble. [20]

Depuis ses débuts, Emmanuel Laugier explore comment le poème capte l’impact visuel d’images photographiques. Dans Chambre distante, il inscrit 111 poèmes au verso de photos, absentes du livre mais citées, créant une traversée de l’histoire photographique, de Niépce à Boudot. Laugier ne décrit pas les clichés mais transpose un regard, en jouant sur la mise en page, les signes et les blancs pour restituer cadrage, mouvement et détails. Son écriture, entre montage et curation, réactive les images par l’imaginaire et la mémoire du lecteur. Ainsi, ses poèmes, échos des photos, deviennent de véritables enquêtes visuelles et narratives. [21]

Depuis les années 1970, la littérature pour adolescents s’affirme comme un secteur à part, oscillant entre jeunesse et âge adulte. La collection Photoroman de Thierry Magnier (2007-2013) illustre ce croisement : chaque auteur compose un récit déclenché par une série de photographies, sans contexte préalable, pour stimuler l’imaginaire et la narration. Ce processus impose contraintes et liberté, confrontant réalisme psychologique et images souvent abstraites. Les paratextes révèlent la diversité des approches créatives et montrent comment ces histoires invitent jeunes lecteurs à questionner la puissance narrative des images, ouvrant un dialogue fécond entre texte et photographie. [22]

Dans son essai Made to Burn, Rachel Kushner révèle comment des images rassemblées pour The Flamethrowers nourrissent sa fiction sans jamais l’illustrer au sens strict. Ces photographies, insérées sans légende, perturbent le récit et créent un dialogue ouvert entre texte et image, stimulant une réflexion sur la mémoire, la révolte et la féminité. Kushner relie cinéma, art et photographie pour évoquer un monde en mouvement, capturant le « surplus de vision » offert par ces fragments visuels. Elle explore ainsi la puissance suggestive de l’image fixe, qui ouvre le texte, le trouble et le prolonge dans l’imaginaire du lecteur. [23]

Mosaïque de six images composées dans le cadre du projet Anima Sola de Pierre Ménard.

Corentin  Lahouste présente Anima Sola, mon projet numérique mêlant intelligence artificielle et poésie visuelle. Le projet qui brouille la frontière entre texte et image, joue sur la suggestion et l’ambiguïté pour faire naître une nouvelle manière de représenter. Ces « images-chimères » invitent le lecteur à voyager dans un espace hybride où les mots façonnent l’image, et inversement, interrogeant la perception et la matérialité de la création littéraire contemporaine. Anima Sola interroge la matérialité de l’écriture et sa performativité iconique. Par ce voyage dans des espaces visuels non référentiels, le projet invite à explorer d’autres manières de voir et de lire, faisant émerger un territoire narratif mouvant où l’on circule entre rêve, mémoire et fiction. [24]

Révélations

Henri de Régnier, écrivain issu du symbolisme, insistait sur le rôle déclencheur de l’image dans son écriture, contrairement à ses contemporains qui évoquaient davantage la nuit, la parole ou l’espace de travail. Pour lui, une image fragmentaire ou mystérieuse stimule l’imaginaire et invite à la création, comme le montre son usage du portrait de Giorgione ou de la Victoire de Samothrace. Cette approche met en lumière la place décisive de l’environnement visuel dans la genèse littéraire, questionnant les frontières de l’exogenèse. Régnier incarne ainsi une continuité entre une esthétique symboliste et une modernité attentive au pouvoir suggestif des images. [25]

Raul Pompeia, écrivain et illustrateur brésilien du XIXᵉ siècle, a marqué la littérature de son pays par une approche novatrice mêlant texte et dessin. Dans L’Athénée, ses illustrations, notamment celle de la scène de natation, brouillent les oppositions claires du récit en superposant temps et regards multiples. Le jeu des perspectives, des mains et des regards met en évidence un dialogue entre narrateur, personnage et spectateur, questionnant la frontière entre l’intérieur et l’extérieur de l’image. Cette dimension intermédiale révèle un « acte d’image » complexe, où la figuration échappe au contrôle pour ouvrir une lecture plurielle et mouvante. [26]

Christian Dotremont, figure du groupe CoBrA, a exploré une écriture visuelle novatrice mêlant art et poésie. Inspiré par ses séjours en Laponie, il invente les logoneiges : des tracés éphémères sur la neige qu’il photographie, transformant ainsi le geste d’écriture en image. Cette pratique, proche du land art, relie le corps au paysage vierge et fait dialoguer le vide et la trace. Ses photos dépassent la simple documentation, devenant œuvres à part entière. Dotremont élargit la notion de page blanche à l’espace naturel, réinventant la relation entre texte, image et environnement par une poétique du signe vivant. [27]

Dans After the Last Sky (1986), Edward Saïd et le photographe Jean Mohr unissent images et fragments littéraires pour évoquer la condition des Palestiniens dispersés. Saïd, exilé, utilise ces clichés pour interroger la manière de représenter un peuple marqué par l’exil et la discontinuité. Refusant les stéréotypes véhiculés par les médias, il choisit une écriture fragmentée, en écho à la dispersion vécue. Loin de fournir un récit linéaire, le texte dialogue avec les photos pour esquisser une mémoire collective, incertaine et intime. L’ouvrage explore ainsi une esthétique où l’image déclenche un récit ouvert, ancré dans l’expérience vécue. [28]

Dans Statues (2008), Patti Smith rassemble soixante-deux polaroïds de sculptures, sacrées ou profanes, formant une série silencieuse qui invite à une lecture intuitive. Ces images modestes, souvent répétées, captent des statues comme des êtres entre fixité et mouvement, évoquant le rituel et le mythe de l’animation. Renonçant à la maîtrise technique, Patti Smith exploite flous, surexpositions et défauts comme traces de vitalité. Cette approche, influencée par Brancusi et le surréalisme, fait de ses clichés un film imaginaire où les figures s’animent par le regard. L’ensemble relie photographie vernaculaire et poésie, donnant aux statues une présence quasi vivante. [29]

The Lives of Shadows de Barbara Hodgson mêle récit historique et dispositif visuel foisonnant pour explorer la mémoire d’une maison damascène et le poids du colonialisme. En superposant textes fragmentés et documents variés (photos, plans, fleurs séchées), l’ouvrage brouille les frontières entre fiction, archives et imaginaire. Le parcours de Julian et de l’ombre d’Asilah fait émerger une narration hantée, entre réalité et fantastique. Grâce à la matérialité du livre, chaque page sollicite activement le lecteur, qui manipule calques et images, prolongeant l’expérience sensorielle et politique. Cette mise en page transforme la lecture en voyage immersif au cœur des souvenirs dispersés. [30]

Feuilletage du « livre illustré » de Barbara Hodgson, The Lives of Shadows. Photographie de Nicolas Sauret

Dans L’Autre fille, Annie Ernaux s’adresse à la sœur décédée avant sa naissance, découverte par hasard enfant. La réédition de ce texte intime s’accompagne de 34 photos de Nadège Fagoo, mêlant images documentaires, mises en scène et instantanés pour interroger l’absence, la mémoire familiale et le trouble identitaire. Le dispositif visuel crée des doubles, des figures fantomatiques, et joue sur le détail émotionnel, le punctum. Ces photos prolongent l’écriture fragmentaire et l’exploration des souvenirs enfouis. Le diaporama issu du projet superpose images et voix d’Ernaux, ajoutant douceur et profondeur. Ensemble, texte et images composent une méditation sensible sur la perte, la substitution, et la manière dont l’image fixe et déplace le manque dans la narration. [31]

Vincent Josse photographie clandestinement des passagers du bus 72 à Paris, puis invite dix écrivains à imaginer une histoire à partir de ces clichés. Annie Ernaux choisit une vieille dame et, à travers son texte, évoque la vieillesse, les inégalités et la violence sociale qu’elle ressent face à ce visage figé, symbole de domination bourgeoise. La photo volée devient support de colère et de réflexion sur le pouvoir d’évocation de l’image, toujours fragmentaire. Ernaux mêle ainsi souvenirs de classe, révolte politique et une écriture adressée, rappelant que toute photo stimule une interprétation et reste incomplète, jamais « totale ». [32]

Le projet Images en quête d’histoires (2016), dirigé par Valérie Mréjen, propose trente-six photos de famille présentées comme des cartes postales, chacune accompagnée au dos de deux récits fictifs. Cette œuvre collective interroge la capacité de la photographie à stimuler des interprétations contradictoires. La même image évoque jeux cruels ou innocence sage. Le dispositif met en évidence le pouvoir narratif partagé entre créateurs et spectateurs, mais révèle aussi l’impossibilité d’atteindre une lecture unique. En articulant textes et images, l’atelier souligne que toute photo reste fondamentalement équivoque et ne peut être qu’un point de départ pour l’imaginaire. [33]

À 85 ans, Marguerite, atteinte d’Alzheimer, participe à des séances d’art-thérapie mêlant image et écriture. La découverte de photographies éveille souvenirs et imagination, générant des récits collectifs ou personnels qui stimulent son désir d’agir. L’image devient catalyseur d’émotions, déclenchant un dialogue sensible et poétique avec elle-même et les autres résidents. L’expérience favorise un ancrage dans l’instant et redonne à Marguerite une capacité d’initiative et de création. Ce processus met en lumière le potentiel de l’art comme moteur intérieur, révélant l’identité persistante au-delà de la maladie, et rappelle que rêverie et image peuvent mobiliser l’être et ses liens. [34]

Témoignages d’auteurs et d’autrices

Caroline Lamarche, autrice, puise dans de vieilles photos et œuvres d’art, chinées ou exposées, la matière première de son écriture, qu’elle considère comme un processus lent où l’image, contemplée longtemps, nourrit son imaginaire. Ces images, qu’elles soient de soldats, de familles ou de scènes tragiques, l’accompagnent comme des déclencheurs silencieux d’histoires. Elle anime aussi des ateliers d’écriture à partir d’œuvres, convaincue que l’art active l’inconscient. Passionnée de livres illustrés et d’atmosphères visuelles, elle expose chez elle objets et couvertures pour prolonger l’inspiration. Ses voyages culturels, lectures et images rencontrées alimentent un style vagabond, entre émotion, mémoire et poésie. [35]

Philippe De Jonckheere raconte comment, avant d’écrire, il a longtemps été photographe  : les images formaient son premier langage, sa manière de dire le monde. Lorsqu’il a commencé à écrire, les images l’ont submergé, comme une langue maternelle insistante. Il se souvient d’un premier texte né d’une photo de Robert Frank  : l’image d’un routier solitaire l’a hanté, incarnant son propre flottement. Ce souvenir révèle comment la photographie nourrit et déclenche sa plume  : la chambre obscure de son enfance, devenue studio de rêves, a façonné son imaginaire. Pour lui, chaque mot surgit d’une vision  : sans image, pas d’écriture possible. [36]

Pour Nathalie  Léger, toute écriture naît d’abord d’une vision intérieure  : chaque idée, même floue, prend forme visuelle avant de devenir mots. Des images, parfois des photos, agissent comme déclencheurs et nourrissent cette «  vue de l’esprit  ». Des exemples célèbres comme Barthes ou Duras confirment ce pouvoir magnétique. L’autrice évoque son désir de créer des «   romans-photos  », jouant du vide entre les images. Elle explore ce lien texte-image par des projets éditoriaux invitant écrivains et photographies à se croiser, non pour s’expliquer mais pour brouiller les pistes. Écrire revient à capter ce regard intérieur, entre clarté et mystère. [37]

Lydia  Flem décrit sa démarche photolittéraire comme un assemblage spontané d’objets sur une surface, pris d’en haut, liant écriture et image. Elle mêle intuition et inconscient, comparant son processus à un rêve éveillé. Ses compositions visent à révéler une part intérieure, laissant au spectateur une liberté d’interprétation. Inspirée par l’écriture automatique et la psychanalyse, elle voit ses images comme une écriture de la psyché. Certaines séries abordent des thèmes intimes ou sociaux, comme la transmission du traumatisme ou les violences faites aux femmes, transformant symboles quotidiens en révolte visuelle. Pour elle, images et mots sont indissociables, porteurs d’émotions et de sens pluriels. [38]

Nicolas Tardy intègre l’image, notamment numérique, dans sa pratique d’écriture. Il utilise des webcams, Google Street View ou des photos trouvées en ligne pour déclencher des textes, capturant mouvements et atmosphères éphémères. Il exploite l’image comme moteur d’imaginaire, sans la figer, pour explorer espace et temps. Dans ses ateliers, il privilégie des photos accessibles pour stimuler la créativité sans intimider. Il collecte aussi des séries d’images inspirantes, les laissant mûrir avant de les transformer en mots. Cette méthode, entre observation spontanée et documentation, nourrit une écriture attentive aux détails, aux glissements et aux projections intimes. [39]

Abri Durif, Paris, 05.09.24

L’artiste et écrivain François Durif décrit son rapport singulier aux images : omniprésentes dans son environnement de travail mais tenues à distance pendant l’écriture. Elles forment un atlas visuel, disposé sur un mur ou reproduit ailleurs, qu’il déconstruit et recompose pour relancer son processus créatif. Les images, souvent associées à des souvenirs ou à des œuvres, nourrissent l’imaginaire sans s’imposer directement au texte. Leur manipulation (découpage, archivage, publication en ligne) devient une pratique vivante, une manière d’habiter l’espace et d’en faire un refuge. L’écriture, ainsi, sculpte un lieu mental poreux, prêt à accueillir d’autres regards. [40]

L’historien de l’art allemand Horst Bredekamp a développé l’idée de l’« acte d’image » à partir d’exemples où les images jouent un rôle actif, comme des acteurs influençant ceux qui les regardent, au-delà de l’intention de leur créateur. Ce concept, inspiré des théories de l’acte de langage, est transposé à la littérature par le projet HANDLING, qui interroge la façon dont les écrivains s’emparent d’images concrètes pour nourrir leur écriture. La publication issue du colloque L’acte d’image en littérature explore cette interaction, des musées aux archives, en passant par le numérique, et analyse comment les images, matérielles ou mentales, déclenchent, accompagnent ou transforment le processus créatif. L’ensemble propose ainsi une réflexion collective et protéiforme sur le pouvoir actif des images dans l’écriture contemporaine. [41]

[6Patrick Mauriès, passe-murailles, de Jan  Baetens

[20Hervé Guibert, les corps des images absentes, par Anne-Cécile  Guilbard

[35Un processus alchimique, de Caroline  Lamarche

[36Sans image, pas une ligne écrite, de Philippe De Jonckheere

[37L’hypothèse d’une désorientation, de Nathalie  Léger

[39Écrire ce que l’on ne voit pas, de Nicolas Tardy

[40Dos aux images, de François  Durif

[41L’Acte d’image en littérature : Introduction, par Anne  Reverseau, Andrés  Franco Harnache et Yorik Janas

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