Mercredi 1er octobre 2025
Journal du regard : Septembre 2025
Au lieu de se souvenir (Semaine 36 à 40)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions

Avec Caroline, nous marchons dans les allées du square des Batignolles, le jardin, admirablement dessiné, n’a jamais été aussi beau, sous le soleil encore chaud de cette fin d’été. À chaque promenade, il paraît beaucoup plus vaste que sa superficie réelle, et son parcours réserve des surprises. Le ruisseau et sa cascade rocailleuse, ses arbres centenaires. La pelouse est interdite d’accès, personne ne vient plus s’y asseoir, afin de préserver cet endroit remarquable. À peine rentrés de La Ciotat, nous continuons de parler de notre texte écrit en résidence, avec une pointe d’inquiétude : ne plus avoir, à la rentrée, le même temps que nous avions jusqu’à présent pour nous y consacrer.

J’ai débuté la diffusion d’une série de textes avec photographies pour la revue TINA en ligne, à partir d’un projet photographique mené entre 2017 et 2018, lorsque j’ai commencé à travailler à la bibliothèque François Villon, dans le 10ᵉ : la fenêtre de mon bureau était située au 1ᵉʳ étage du bâtiment et donnait sur le boulevard de la Villette, au niveau d’un banc qui, aujourd’hui, est mis à mal par les travaux de réaménagement de la place du Colonel Fabien sur laquelle une forêt urbaine est en train d’être créée. Tous les jours, dès que j’en avais le temps, je prenais une photographie du banc et des personnes assises ou à proximité. Toujours avec le même angle de prise de vue. Au fil des saisons. Le banc sous la neige l’hiver, les ombres des arbres en dentelle sur le bitume gris au printemps comme en été, le trottoir recouvert de feuilles mortes à l’automne. Mais prendre en photographie le banc, c’était surtout saisir toute la comédie humaine qui gravitait autour. On n’imagine pas l’utilité sociale des bancs publics. Aujourd’hui, il y en a beaucoup moins en ville, c’est sans doute en grande partie pour empêcher les sans-abris d’y dormir ou de les transformer en abris de fortune, ce qui arrive souvent lorsque les bancs sont un peu isolés des principaux axes de circulation. Il est rare de voir un banc sans personne assise dessus. Les gens s’arrêtent régulièrement pour se reposer un instant, pour discuter avec une personne qu’ils viennent de croiser, pour manger, pour dormir, et même pour s’embrasser, comme le chantait Georges Brassens dans Les Amoureux des bancs publics. « Les gens qui voient de travers pensent que les bancs verts / Qu’on voit sur les trottoirs / Sont faits pour les impotents ou les ventripotents / Mais c’est une absurdité car à la vérité, ils sont là, c’est notoire / Pour accueillir quelque temps les amours débutants… » J’ai même assisté au décès d’un homme sur ce banc. Avec intervention de la police et d’un médecin légiste. C’est dans l’accumulation de micros-scènes qui se répètent au quotidien, tout en évoluant dans le temps, montrant tout un pan de la société dans sa diversité, qu’on a l’impression, en prenant le temps de les observer avec attention, de voir enfin toutes ces personnes sortir de la foule des anonymes, dans cet endroit à la fois banal mais unique et révélateur.

Le passage d’une saison à une autre change sans arrêt. Je marche dans ce tremblement sans savoir où je vais, l’air se contredit. Une chaleur s’attarde sur ma nuque tandis qu’un frisson parcourt mes bras. Une buée, une trace, et déjà l’automne s’installe dans l’été, l’hiver gronde dans l’automne, le printemps revient au milieu du froid. Dans ce léger flottement, cette incertitude passagère, une lumière changeante, je traverse la saison qui passe en moi. Tout revient, se répète, mais parfois tout se mélange.

Certains silences sont plus légers que d’autres, une caresse, un rire, l’accord d’une conversation qui s’interrompt dans la complicité, l’entente de deux corps côte à côte qui n’ont soudain plus besoin de parler. Autant de silences que de paroles, un repas sans un mot, une marche silencieuse dans la rue ou dans les allées d’un cimetière. Parfois le silence est ce qui reste quand tout a été dit, après un aveu, une dispute, une déclaration d’amour, il résonne dans les dernières paroles, prolonge leur vibration. Mais quand le mot tant attendu ne vient pas, quand le secret interdit le récit, le silence creuse en nous son propre trou où s’enfouir. Les bruits du monde affleurent, le vent, une respiration, un battement de cœur. Le silence révèle ce que les mots recouvrent, l’écriture le sait, elle travaille avec ces creux, ces blancs, entre les phrases, la respiration entre les mots, qui signifie autant que les signes tracés. Un silence comme une promesse, une main posée délicatement sur une autre, ou comme une absence, un mot qu’on attend, qui ne vient pas. Les silences sont aussi chargés de mémoire, de tension, ils façonnent les vies autant que les récits, ils nous traversent et nous relient.

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