 
 Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
Il n’y a pas si longtemps, Caroline, qui n’avait pas encore lu la nouvelle de Julio Cortázar, Les fils de la Vierge, m’a demandé de lui raconter l’histoire. Je me suis rendu compte que, même si j’ai beaucoup lu ce texte à une époque, je ne m’en souvenais pas si bien, surtout que se mêlaient dans mon souvenir l’histoire de cette nouvelle et de son adaptation au cinéma par Antonioni. Je gardais en mémoire ce qui, dans la forme du récit, m’a toujours captivé, cette déambulation dans Paris que l’écriture parvient si justement à décrire, de l’intérieur, suite de digressions et de raccourcis, d’accélérations et de fulgurances, de réflexions et de ralentis. C’est cette manière de nous amener (en promenade) avec lui en même temps qu’il nous balade qui me plait tant dans cette nouvelle. Et comment ce qu’on croyait avoir vu, qu’on pensait avoir saisi d’une situation se révèle sous un autre jour. Mais pour tout dire, j’avais perdu tous les rebondissements de l’histoire au moment d’en faire le récit. Le narrateur, Michel, traducteur et photographe amateur, s’observe en train de regarder, traquant par l’image des instants d’instabilité ou de bascule. Ce jour-là, à la pointe de l’île Saint-Louis, il surprend un jeune garçon et une femme dont il imagine la relation ambiguë. Il prend une photo, son geste est aussitôt perçu comme un vol, un crime symbolique. La femme le confronte, le garçon s’enfuit, c’est alors qu’un homme surgit. Michel se sent coupable, pris à son propre piège. En croyant sauver l’adolescent d’une scène de corruption, il se découvre lui-même pris dans un réseau de fantasmes et de projections. Le titre renvoie à la fois à la fragilité du jeune garçon et au piège que tisse le narrateur, comme une araignée prisonnière de sa propre toile d’images et de désirs.
En juillet dernier, le chantier de la place du Colonel-Fabien s’est un peu ralenti, et comme je savais que je serais absent pendant un mois, en résidence à La Ciotat, et que je ne filmerais pas cet été, au retour, ça a été un peu difficile de reprendre le récit décousu de ce chantier. J’ai plus de facilité à filmer. Je passe par la place plusieurs fois par jour pour aller au travail et rentrer chez moi. Mais très vite, j’ai compris que le chantier avait passé un cap, celui de la deuxième phase des travaux. La métamorphose du lieu n’est pas aussi radicale qu’on aurait pu la souhaiter. La première partie des travaux s’est en effet concentrée sur la modification des trottoirs, la création de couloirs pour les vélos, beaucoup trop petits et trop contraints dans des couloirs de circulation pour les canaliser, les ralentir. Très peu d’ajouts de végétations. Et surtout aucun arbre pour le moment, ce qui pose question dans la perspective de la création d’une forêt urbaine. Mais sans doute les arbres arriveront-ils cet hiver, au centre de la place.
Changement d’heure, changement d’air. La ritournelle trotte dans ma tête en arrivant à Nice pour quelques jours, avec le projet de visiter l’exposition qui regroupe les travaux des diplômé·es 2024 & 2025 de la Villa Arson, parmi lesquel·les figurent Nina. Changer ses habitudes au début c’est perturbant, on ne sait plus comment faire ce qu’on a pourtant l’habitude de faire régulièrement. Le rythme change. On ne sait plus où donner de la tête. Déboussolé. Tout est plus long, fastidieux. On a du mal à réfléchir, à faire le point. Dans un environnement différent, bouleversé, tout paraît déstabilisant. On ne s’y reconnait plus. Sans repère, perdu. Mais, peu à peu, on retrouve ses marques. Cela vient tout doucement. On regarde ce qui nous entoure avec un autre regard. Changement de perspective salutaire. Le plus important, c’est de retrouver l’équilibre. Mais rien à voir avec la stabilité de l’habitude, du quotidien. C’est un déplacement qui s’opère en nous.
Nous marchons en direction de Villefranche-sur-Mer, sur l’étroit chemin de randonnée serpentant le long de la côte. La mer est agitée. Les vagues se déchirent sur les rochers. Les pierres humides sont luisantes et glissantes. À certains endroits nous devons nous hâter pour ne pas nous faire tremper. Je m’arrête un instant pour filmer l’une de ces vagues et son déferlement d’écume sur les rochers, dans un bruit assourdissant. Lorsque je me retourne, je vois Caroline, le visage pâle, assise sur un rocher, les filles inquiètes autour d’elle. Je comprends qu’elle vient de glisser et de tomber par terre avec son appareil photo. Sa tête a cogné contre le sol. Son genou lui fait mal. Je ne l’ai pas vu tomber. Je revois en boucle les images des vagues se fracasser sur les rochers. Elle finit par se relever et poursuit la randonnée en boitillant.



