Lundi 1er décembre 2025
Journal du regard : Novembre 2025
Au lieu de se souvenir (Semaine 44 à 48)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions

Avancer dans l’incertitude, entouré d’ombres qui glissent et se détachent du couchant, silhouettes mobiles dans une lumière vacillante. Continuer malgré tout, sans savoir ce que l’on cherche ni ce qui nous attend au bout du chemin. Avancer encore, dans l’obscurité qui tombe, au milieu d’une foule d’inconnus dont chacun suit sa propre ligne hasardeuse, aussi incertaine que la nôtre. Le bruit, la musique, les chuchotements qui s’effilochent composent une constellation de trajectoires opposées, de gestes esquissés, de silences retenus. Par instants, dans un visage à peine entrevu, dans une démarche, une manière de tourner la tête, c’est comme si se reflétaient les fragments épars de ce que nous sommes, ou de ce que nous avons été. Les images familières de la ville, la promesse de la mer à son extrémité, semblent perdre de leur éclat. L’horizon répète son bleu sans conviction, les vagues reviennent se briser sur les mêmes rochers, l’écume jaillit dans l’éclat du ressac. Tout paraît se répéter comme si ce mouvement perpétuel cherchait moins à nous guider qu’à nous contenir. Et pourtant, nous avançons, pris dans cette pulsation qui nous dépasse, poussés par ce désir obstiné d’entrevoir, ne serait-ce qu’un instant, ce qui pourrait encore advenir.

La ville ne sait pas construire sans détruire. Sous prétexte d’aménager les bords du canal, et de transformer ce recoin longtemps négligé, un peu en-dessous de la rue, dont peu connaissent le nom, le square des Maures, en écho à l’écluse des morts à proximité, transformée à la hâte il y a quelques années en piteux parc à chiens, avant de réaliser que ces animaux faisaient du bruit et gênaient les riverains, pour le délocaliser à un autre endroit sans immeuble d’habitation, on laisse l’entreprise en charge des travaux d’aménagement pour y créer un square arboré, détruire les quatre peupliers alignés au bord de l’eau.

Je traverse des moments de doute, brefs mais tenaces, qui se greffent aux contraintes personnelles de fin d’année, se mêlent aux urgences professionnelles, aux projets laissés en suspens et qui reviennent hanter l’arrière-plan, aux événements dont on voudrait se tenir à distance mais qui nous rattrapent sans cesse. Les mots manquent parfois, alors que c’est justement dans leur retour, dans la place qu’ils rouvrent en nous, que des issues apparaissent. Une respiration, une éclaircie dans le gris, l’espoir de trouver enfin la formule juste pour dire ce qui persiste en nous, encore flou, fragmentaire, une pensée à peine formée. On sent alors la langue tanguer, se déliter dans le chaos du monde, sapée par l’usage courant, réduite à n’être plus qu’un flux où tout s’équivaut, où plus rien ne pèse, où l’on finit par croire qu’on ne pèse plus non plus. Il faut pourtant se relever, trouver son propre appui. Je n’ai pas beaucoup de remèdes. Je marche. Je lis. Je parle avec Caroline. Ce sont des moments de méditation, une soupape, un geste salutaire, je m’y décharge enfin de ce qui m’encombre, ce qui ronge, ce qui fait chanceler, non pas qui je suis, mais ce que je fais parfois, ce que j’apporte, ce qui compte. Et puis ça revient : l’équilibre, l’envie, le mouvement. Alors je reprends la route. Vers de nouveaux projets.

Membre de la commission poésie du CNL pour un mandat de trois années, je croyais naïvement qu’il me restait encore une ou deux séances à honorer, mais j’apprends par e-mail que la précédente commission, fin septembre, aura été la dernière. La date de la prochaine séance, en février, dépassant l’échéance de ma mission. Je suis surpris de ne pas avoir vu passer ces trois années, je regrette de n’avoir pas pu saluer de vive voix les autres membres de la commission. Je dois avouer que j’appréciais nos longues réunions de travail, les discussions à la fois denses et enjouées autour des projets et des livres proposés à la commission, la lecture des livres afin de rédiger mes fiches de lecture. J’ai découvert à cette occasion une grande variété de textes poétiques, d’auteurs et de projets éditoriaux. Je suis étonné de me sentir troublé par l’annonce de la fin de mon mandat, un peu démuni, perplexe, l’arrêt soudain, inattendu, de cette activité me laisse une impression d’inachevé. Je me raccroche cependant à l’idée que cela va me libérer du temps.

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